Internet, outil de déstabilisation massive

La guerre de l’information est un livre profondément anxiogène qui peut vous rendre assez paranoïaque. Sa force est pourtant de nous rappeler que la désinformation n’est pas un jeu anodin qui abuserait de la crédulité de certains esprits faibles virant complotistes. La désinformation n’est pas que la conséquence d’algorithmes peu responsables ou d’un marketing peu scrupuleux. L’historien David Colon nous rappelle que la désinformation et la manipulation de l’information sont la continuation de la guerre par d’autres moyens. On l’a vu très récemment quand des étoiles de David ont été taguées sur des murs dans les rues de Paris. Quelques images sur Twitter ont donné lieu à un déferlement de commentaires… même après qu’on ait appris que ces images avaient clairement été postées par des agents russes dans un but de déstabilisation politique qui semble avoir parfaitement fonctionné. 

Couverture du livre de David Colon, La guerre de l’information.

Colon rappelle que des entités mal intentionnées s’immiscent dans les algorithmes défaillants, dans le commentariat permanent. La fin de la guerre froide et les promesses d’un accès universel à l’information via le numérique nous ont fait croire que les conflits seraient derrière nous et que l’information deviendrait le bien commun de tous. Il n’en est rien. “L’information qui a toujours été une source de pouvoir est devenue un pouvoir en soi”, explique Colon. Elle s’est militarisée sans qu’on le voit. Elle est devenue un moyen d’ingérence, de déstabilisation, une arme permettant de se substituer à d’autres conflits. “A l’équilibre de la guerre froide a succédé le déséquilibre de la guerre de l’information”. De l’élection de Trump au Brexit, on se rend compte que la désinformation est une arme qui fonctionne. Et elle fonctionne d’autant plus que les changements qu’ont introduit les réseaux sociaux et qu’ont connu les médias de masse rendent ces manœuvres de déstabilisation encore plus faciles, accessibles à des acteurs sans grands moyens. Le livre de Colon, comme il l’explique lui-même raconte l’histoire de “cette guerre à laquelle nous n’étions pas préparés, qui s’est déroulée pour l’essentiel sans que nous en soyons conscients, et qui constitue pour nos démocraties une menace mortelle”

Colon revient en détail sur nombre de tentatives de désinformation qui ont plus ou moins marché, à l’image des tentatives de déstabilisation de l’élection présidentielle de 2017 aux Gilets jaunes, en passant par la contestation de la présence militaire française en Afrique. Ici, comme ailleurs, à chaque fois, derrière ce qui pourrait sembler tenir de simples luttes politiques, on retrouve des agents de la déstabilisation, des individus, des mouvances qui oeuvrent à l’ingérence pilotée non pas seulement par des opposants politiques, mais manoeuvrés par des puissances étrangères, comme la Russie. Nous avons pris en compte tardivement ces effets et ces menaces et savons encore bien mal y répondre… Et ce d’autant que tout le monde désormais, entreprises comme partis politiques, arme ses bots, ses trolls et hordes de militants ou de soutiens pour partout semer le doute. L’information est devenue un champ de mine, où transmettre vous rend complice et répondre suspect. Certes, nous commençons à prendre la mesure du problème, à l’image de la création depuis juillet 2021 d’une agence dédiée à la vigilance et à la protection contre les ingérences numériques (Viginum) dotée d’outils d’analyse des menaces, mais qui n’a pas pour mission d’informer le grand public ni de contrer les manoeuvres de déstabilisation continues.

Colon revient également longuement sur Cambridge Analytica, c’est-à-dire, comme il le résume très bien, la possibilité de transformer Facebook (et les réseaux sociaux) en armes, via notamment le microciblage qui permet d’adresser des messages spécifiques à des segments de population sur la base des caractéristiques psychologiques déduites de leurs profils. Cela explique qu’on puisse rester très préservés des théories du complot qui pullulent sur les réseaux parce que notre profil n’offre pas de prises pour qu’elles s’y engouffrent, contrairement à d’autres. L’enjeu consiste notamment à cibler certains types de profils, socialement aversifs, psychologiquement fragiles (machiavélique, narcissiques, insensibles, impulsifs, agressifs…) ou des gens avec des centres d’intérêts prédictifs de comportements déviants (le fait d’aimer les armes à feu, la drogue ou les soucoupes volantes… par exemple). Encourager la colère permet de diminuer le besoin d’explications rationnelles et rend les gens plus facilement manipulables. Ces profils sont exploités au service “de la fracturation des sociétés occidentales et de l’affaiblissement de la frontière entre le vrai et le faux”. Les théories du complot explosent alors, se diffusant par capillarité, exploitant les failles du ciblage et de la viralité des réseaux sociaux, à l’image des théories complètement barrées de QAnon certainement encouragées par l’activisme russe. L’exposition aux innombrables complots de Q a tendance à produire une radicalisation extrême en un temps particulièrement court, pour ceux qui s’y engouffrent, jusqu’à avoir réussi à contaminer nombre de Républicains américains. “L’extrêmisme de QAnon n’est pas tant idéologique que psychologique”, soutient très justement David Colon. Les opérations de désinformation les plus réussies sont celles qui s’entretiennent elles-mêmes, disait un dirigeant du KGB de la grande époque. A l’heure du numérique, les théories du complot sont d’abord des psychovirus très efficaces. 

La guerre de l’information est à la fois une doctrine mise en place par des officines de conseil en communication privées, comme par des Etats totalitaires, notamment la Russie et la Chine. Mais elle n’est pas forcément bien plus vertueuse que les programmes de renseignements de la NSA américaine, comme nous l’a montré Snowden. A la différence de l’Occident, le régime chinois rend les médias sociaux chinois responsables des contenus “subversifs”, pour que la coercition soit mieux appliquée dans une surveillance distribuée et très encadrée. A l’extérieur, elle utilise les mêmes techniques que la Russie pour répandre désinformation et déstabilisation. Et cette guerre de l’information se prolonge d’une confrontation technologique. David Colon termine son livre sur l’addictif et subversif TikTok… ce nouvel opium que la Chine exporte – sans l’utiliser dans les mêmes conditions chez elle. Une application ou la viralité et la désinformation fonctionnent particulièrement bien et de concert, comme toujours. Quant aux assurances de TikTok à combattre la désinformation, elles ressemblent beaucoup à celles des médias sociaux américains : pour les uns comme pour les autres, la désinformation est leur modèle économique !

La psychologie et la cognition sont désormais des champs de bataille : “le cerveau humain constitue le champ de bataille de la guerre du futur”. Pour Colon, c’est guerre de l’information ressemble à une guerre entre régimes autoritaires et régimes démocratiques. Le numérique fait “disparaître les frontières qui, jusque-là, permettaient de distinguer l’état de guerre de l’état de paix, le vrai du faux, le civil du militaire, le politique de l’économique”. Dans les années 90, les démocraties pensaient venir à bout des régimes autoritaires en recourant à la diffusion libre de l’information via le numérique. La perspective s’est inversée : ce sont les régimes autoritaires qui cherchent à faire s’effondrer les démocraties par l’arme informationnelle, analyse très pertinemment David Colon. “Ils ont retourné les forces et les outils de la démocratie contre la démocratie elle-même”. Et les démocraties sont fragiles, parce que par nature, elles sont ouvertes à la contradiction, rappelle l’historien. 

Pour Colon, nous ne répondons pas à la hauteur de l’agression et de la menace, explique-t-il en en appelant à un “état d’urgence informationnel”. Il invite les démocraties à riposter. A créer des structures dédiées pour rapporter, analyser et rendre public les ingérences à l’œuvre. A améliorer la coopération entre démocraties. A mieux informer dès que des attaques sont repérées, à l’image des contre-campagnes imaginées par Audrey Tang à Taïwan. Colon souhaite également qu’on envisage l’interdiction et la non-prolifération des armes informationnelles. L’Europe s’est dotée d’une commission spéciale sur l’ingérence étrangère et Colon milite pour la création d’un registre des actions d’influences comparable au registre des actions étrangères américain qui permet de connaître le montant des dépenses étrangères aux Etats-Unis, notamment en relations publiques et achats publicitaires… afin de mieux encadrer le lobbying. Il invite à créer un “Observatoire de défense informationnel”, doté d’un tableau de bord sur le modèle d’Hamilton 2.0, le projet de l’Alliance for Securing Democracy. Colon invite également à mieux responsabiliser les acteurs du numérique par exemple en renforçant leurs responsabilités d’éditeurs, à les obliger à communiquer sur les opérations d’influences qu’elles détectent, à indiquer et à tenir registre des publicités qu’elles diffusent, à sanctionner pénalement ceux qui diffusent de la désinformation et à introduire la notion d’ingérence informationnelle. Mais surtout, il invite à brider la viralité notamment parce qu’elle émane d’abord et avant tout, très souvent  de très peu de comptes sur les réseaux sociaux. Les démocraties doivent aussi sortir du piège de la réglementation des contenus qui risque de les mettre au même niveau que les régimes autoritaires, explique l’historien. Comme le défend Ethan Zuckerman, Colon estime que les médias de services publics sont les meilleurs remparts contre les ingérences et que nous devrions adopter des mesures pour limiter la concentration des médias privés. Il défend d’ailleurs la création de médias sociaux de services publics pour échapper aux logiques publicitaires qui les rendent si fragiles. Il rappelle que si le mensonge est omniprésent, l’information de qualité, elle, a tendance à se refermer derrière un mur payant : une logique dont il va falloir trouver les moyens de sortir !

Le problème de cette guerre informationnelle, c’est qu’on ne sait pas par quel bout la prendre. David Colon tente certes de dessiner quelques pistes de solutions. Toutes ne sont pas convaincantes. Les démocraties notamment, ont tendance à user des mêmes armes informationnelles que les dictatures. La communication des uns semble puiser dans les mêmes techniques que les déstabilisations des autres – c’est peut-être d’ailleurs la seule faiblesse du livre, qui charge l’ingérence étrangère sans montrer que ces techniques font aussi leurs armes dans la communication politique. En pointant le danger de l’ingérence étrangère, Colon semble minimiser l’intrication politique et idéologique des thèmes que ces ingérences activent. 

Les bots de l’ingérence trouvent et activent des terreaux fertiles. Le problème reste tout de même le ciblage publicitaire qui permet par exemple de trouver des individus soucieux de l’inflation pour leur adresser des messages qui expliquent que celle-ci est liée à la guerre en Ukraine et que donc le soutien à cette guerre la renforce. L’autre souci restant l’emballement, la capacité d’accélérer la viralité des réseaux sociaux comme de la société du commentariat.  

Le fait que l’information ne soit plus la priorité des réseaux sociaux n’est pas rassurant. D’abord, parce que cela n’élimine pas le ciblage psychologique qui n’a pas besoin d’information pour continuer ses effets. Ensuite, parce que les effets de ces ciblages risquent d’être plus compliqués à détecter demain qu’aujourd’hui, sans contre-pouvoirs informationnels. Dans cette confrontation entre les certitudes des uns et les certitudes des autres qui se déploient sans retenues, nous devrions chercher des modalités d’apaisement et donc de doutes pour combattre l’emballement partout où il se déploie. Ce n’est pas le chemin qui est pris. Et ce n’est définitivement pas une bonne nouvelle.  

Hubert Guillaud

A propos du livre de David Colon, La guerre de l’information : les Etats à la conquête de nos esprits, Taillandier, 2023, 480 pages, 23,9 euros.

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