Numérique : il n’y a pas d’alternative aux services publics !

Couverture du livre de Jeanne Guien.

J’ai toujours aimé les histoires des objets, parce qu’elles sont simples et qu’elles nous rappellent la béance de notre ignorance sur le monde que nous habitons et combien les solutions que nous imaginons via les objets sont souvent défaillantes. Jeanne Guien (@culturePoub), après avoir déjà commis une première histoire d’une sélection d’objets (Le consumérisme à travers ses objets : gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants, Divergences, 2021), signe avec Une histoire des produits menstruels (Divergences, 2023), une plongée dans un capitalisme qui n’a rien de libératoire. Dans cette histoire des serviettes, des tampons et des applications de suivi du cycle menstruel, Guien nous montre que la complexification des produits sert bien plus leur opacité que leur progrès, que leur marchandisation est toujours une dépolitisation, que leur privatisation implique toujours une déprise sociale et que la personnalisation de la santé induit un environnement dégradé. Sur les applications de santé menstruelles en tout cas, elle explique très bien combien celles-ci sont défaillantes parce qu’elles ne sont pas produites comme elles devraient l’être, c’est-à-dire comme un service public respectueux de la diversité de ses utilisatrices, qui ne devrait jamais reposer sur des normes non scientifiques et toujours respecter l’intimité de celles-ci (dans le domaine de la santé, “la confidentialité est toujours critique”, rappelait déjà Susan Landau en décortiquant les limites des applications de suivi de contact lancées durant la pandémie). 

Des données partout défaillantes
C’est pourtant tout le contraire auquel nous assistons. En regardant précisément le fonctionnement des quelques 250 applications de santé dédiées au suivi des règles et des périodes de fertilité, qui promeuvent l’aide à la conception comme l’aide à la contraception, Jeanne Guien montre toutes les limites de ce business bienveillant. Payantes, comme gratuites, toutes reposent sur la vente de données de leurs utilisatrices ou leur identification. Le problème, c’est que l’exploitation de ces données est éminemment problématique, comme l’ont montré les conséquences de la fin du droit à l’avortement comme droit fédéral aux Etats-Unis en 2022. En mai 2022, les américaines ont découvert qu’elles avaient “un nouvel ennemi” : leur téléphone… et les Gafam ! Depuis cette date, toutes les données peuvent désormais être convoquées dans un panoptique menstrueux pour contrôler le corps des femmes. L’année dernière, l’association américaine de défense des droits numériques, Stop, expliquait que le meilleur levier consistait à renforcer les protections techniques de la vie privée, par le chiffrement des messageries et des données de localisation, en renforçant la minimisation de la collecte et de la conservation des données, en améliorant drastiquement la confidentialité des services et sites de santé physiques comme numériques… Partout, les données de santé sont devenues un carburant de l’économie numérique que personne ne maîtrise et dont les professionnels de santé ne semblent pas avoir pris la mesure. Après la révocation du droit à l’avortement, nombre d’américaines ont appelé à supprimer leurs applications de suivi menstruel…     

61% des 36 applications étudiées par Privacy International en 2019 partageaient des informations avec Facebook. “Les lois sur le secret médical s’appliquent aux données collectées par les hôpitaux, pas à celles collectées par les entreprises propriétaires d’applications menstruelles”, rappelle Guien. Toutes doivent les remettre à la justice si celle-ci le leur demande. Aucune de ces applications n’est vraiment gratuite, aucune n’est produite par exemple par un système de santé public, insiste Jeanne Guien, rappelant par là que le niveau de confidentialité et de protection des données est toujours défaillant. 

Mais il n’y a pas que sur la protection des données que ces systèmes sont défaillants. Si toutes permettent de faire des prédictions sur son cycle menstruel, bien peu permettent de faire des prédictions fiables, notamment parce que la plupart d’entre elles sont basées sur l’hypothèse d’un cycle de 28 jours qui serait régulier (ce qui n’est le cas que d’une personne menstruée sur 8, les cycles pouvant varier de 21 à 35 jours – la moyenne est plutôt à 29,3 jours – et varier d’un cycle à l’autre et les retards que ces applications décrivent comme des alertes de grossesses ne le sont pas toujours). Beaucoup, par leur design, suggèrent des corrélations qui n’ont pas lieu d’être, comme le fait qu’une période de stress coïnciderait à une période d’ovulation. En fait, toutes les suggestions et appréciations que les applications normalisent ne reposent sur aucune information claire. Trop souvent, les corrélations sont présentées comme des causalités. Et les utilisatrices sont confrontées à des rapprochements ambivalents qu’elles doivent interpréter au milieu du design ambigu des applis.  

Pour des applications exemplaires
En lisant les pages que Jeanne Guien consacre aux applications menstruelles, on peut lire ce qu’il faudrait faire pour créer une application respectueuse des données de ses utilisatrices. Que ce soit une application créée par un établissement de santé public (pour autant que ces services publics soient exemplaires, The Markup avait montré qu’associations et sites web d’associations, ne le sont pas toujours. Même le Planning familial américain partage des données quand il ne le devrait pas). Qu’elle ne stocke aucune donnée ailleurs que sur le téléphone. Qu’elle ne demande pas aux utilisatrices de créer un compte. Qu’elle soit gratuite. Qu’elle soit disponible dans un nombre illimité de langues (les applications les plus téléchargées sont disponibles seulement dans une vingtaine de langues et nombre de langues très parlées ne sont pas accessibles). Et enfin que les applications laissent ses usagères libres des raisons qui les font utiliser ces applications et les documenter sans en restreindre la normativité. “Les applications de suivi menstruel sont donc bien des produits de consommation. Ce sont aussi des médias publicitaires et des outils d’assistance à la consommation, qui viennent en quelque sorte redoubler l’usage d’autres produits (absorbants, contraceptifs, soins) en en rationalisant la consommation et en en faisant la promotion”. 

Jeanne Guien estime avec raison que ces applis de santé devraient rester profondément anticonsuméristes. Hygiène et santé ne sont pas des problèmes privés et en l’absence d’infrastructures sanitaires dédiées, elles deviennent des problèmes publics. Elle nous invite à repolitiser et resocialiser ces questions. A sortir de l’ambivalence des discours qui prétendent aider les femmes dans la gestion de leur vie intime tout en revendant leurs données, à leur permettre de gérer personnellement leur vie intime tout en démultipliant les injonctions normatives. A faire croire que l’on se préoccupe de la santé des femmes, tout en les empêchant de connaître la composition des serviettes et tampons ou les modalités de revente des données. Guien milite pour une sécurité sociale de la menstruation, gratuite et pleinement respectueuse de l’intimité et de la santé. Elle nous montre que nous n’y sommes pas. En confiant la santé menstruelle au secteur marchand, comme si ce suivi de santé était anecdotique, nous l’avons parfaitement dépolitisé. 

Jeanne Guien montre à son tour pourquoi le monde applicatif qui promet toujours de résoudre les problèmes ne fonctionne pas (ce qu’on constate pour nombre d’autres applications, comme celles pour lutter contre la violence sexuelle ou encore les applications pour réfugiés ou celles pour les déplacements et l’accessibilité des personnes handicapées…).

Que des applications de santé (et les applications de suivi menstruel le sont) revendent ou partagent les données de celles qui les utilisent est en fait inadmissible. Qu’elles produisent des inférences et des corrélations, qu’elles livrent des interprétations ambivalentes comme normatives est inadmissible également. Jeanne Guien montre que pour que de meilleures applications et objets de santé destinées aux femmes soient accessibles, il faut les prendre avec le sérieux du soin et de la santé et les extraire du monde marchand, seul moyen d’assurer leur nécessaire sécurité. Ce qui concerne la santé ne devrait être bâti que sur des normes publiques et par des services publics pour protéger celles qui en sont l’objet. En explorant le techwashing, Guien nous montre comment s’en sortir. Pour faire autrement, il faut sortir la santé des femmes d’un monde marchand qui se moque d’elles ou faire enfin advenir des contraintes réglementaires bien plus puissantes qu’elles ne sont. 

Au final, cette histoire des produits menstruels est un beau livre de technocritique bien concret. Ce que nous raconte Jeanne Guien en regardant le fonctionnement des applications de suivi de règles, c’est qu’il n’y a pas d’alternative à un service de santé public. Elle permet d’illustrer très concrètement les propos d’Ethan Zuckerman quand il nous dit que l’internet a besoin de services publics forts. Mais des services publics qui ne soient pas une copie des systèmes marchands (ou leur dégradation), qui ne bradent en rien nos données en les revendant ou en les hébergeant sur des services cloud extra-territoriaux. Des services publics qui reviennent aux fondements de leurs fonctions. Des services publics en tout point protecteurs. Des services publics qui utilisent les données pour mettre fin à l’oppression plutôt que de la perpétuer. Des services publics parfaitement data féministes !

Hubert Guillaud

A propos du livre de Jeanne Guien, Une histoire des produits menstruels Divergences, 2023, 240 pages, 18 euros. 

Dans la boucle de l’automatisation publicitaire

Couverture du livre de Tim Hwang.

Dans Le grand krach de l’attention : la publicité, une bombe au cœur de l’internet (C&F édition, 2022, 176 pages, 22 euros), Tim Hwang (@timhwang) livre une analyse sans concession de la publicité programmatique qui permet de comprendre non seulement comment elle  fonctionne (enfin, plutôt pourquoi elle fonctionne si mal), mais également pourquoi elle est si toxique. En la comparant à la crise des subprimes, il montre combien l’organisation de l’internet autour de la publicité, ce péché originel, demeure opaque et nocive. “La publicité numérique est le cœur funeste qui fait vivre l’internet”. Et l’internet n’est rien d’autre qu’un vaste business publicitaire, un far-west où tous les coups sont permis, et en matière de revente de données, surtout les pires. La publicité ciblée ne fonctionne pas, mais si elle domine partout, c’est parce qu’elle offre du grand spectacle, qu’elle permet de faire croire à son impact, analyse avec justesse Hwang. Elle produit des chiffres et des métriques dont la précision fait illusion, qui fait croire que l’on touche vraiment les publics ciblés, alors que l’on touche surtout des étiquettes collées à des segments de populations, elles-mêmes inférées par des machines.  

Appliquer partout la logique du marché

Dans son livre, Tim Hwang nous fait entrer dans le fonctionnement des plateformes d’achats et de ventes publicitaires, ces réseaux de placements instantanés qui les optimisent depuis nos données. Une infrastructure automatisée omniprésente et complètement invisible aux utilisateurs du web. Hwang explique comment cette infrastructure est calquée sur celle mise au point pour les marchés financiers. Et suggère que cette organisation, cette logique, organise le web en retour, façonne notre rapport au monde, nous poussant à tout imaginer en marchés. C’est comme si cette logique qui se déploie partout était la seule option que nous ayons et comme si à mesure qu’elle se déploie, il y avait encore moins d’options à notre disposition. La logique de marché touche même désormais les associations caritatives

Sur les marchés publicitaires, tous les produits sont évalués en fonction de la probabilité que les utilisateurs cliquent dessus. Mais outre les questions techniques, le succès de la publicité est avant tout idéologique, insiste Hwang. Il est liée à “l’adoption des cadres de pensée de la finance”. A la suite de Donald MacKenzie et de son livre, Hwang rappelle combien le modèle de la bourse a inspiré les plateformes. La normalisation de ce que le secteur considère comme une publicité “livrée” à un consommateur, n’a cessé d’être appréciée par les acteurs de l’interprofession, comme le puissant Internet Advertising Bureau (IAB). Cette standardisation permet de rendre les éléments comparables et de fluidifier le marché, d’effectuer des transactions automatisées, à très grandes échelles, sans avoir à évaluer chaque opportunité, et en ne mesurant que leurs performances globales. La lecture de Hwang rappelle celle de Flash Boys ou de 6 d’Alexandre Laumonier sur le trading haute fréquence. Cette normalisation et cette marchandisation ont conduit “à une augmentation de la taille et de l’interconnexion des marchés publicitaires”. Mais on retrouve dans ce système, les mêmes défauts que ceux des marchés financiers : à savoir le risque de crise, l’opacité, l’instabilité, l’inflation, l’absence chronique de contrôle et de régulation… 

Alors que la publicité en ligne est censée être parfaitement quantifiable, traçable, vérifiable… alors que les données sont innombrables, les acheteurs de ces marchés d’enchères automatisés ont beaucoup de mal à savoir où sont diffusées leurs annonces. Le marché demeure particulièrement concentré et opaque et trop d’acteurs des plateformes d’échanges publicitaires ont intérêt à renforcer cette double tendance. Trop souvent, les prix ne reflètent pas l’offre et la demande, c’est-à-dire un équilibre de marché idéal, mais sont l’objet d’innombrables ajustements que personnes d’autres que les acteurs qui fournissent ces plateformes publicitaires ne maîtrisent. A l’image de la vidéo publicitaire, promue par Facebook en 2015, qui pour la lancer n’a pas hésité à mentir en surestimant le temps moyen que les utilisateurs passaient à regarder ces vidéos. “L’opacité est la condition préalable nécessaire à la défaillance d’un marché”, rappelle avec justesse Tim Hwang. 

Une architecture totale qui ne produit… rien

Malgré cette organisation totale, l’attention publicitaire est de plus en plus médiocre. Les première bannières publicitaires, nées au milieu des années 90, étaient d’une incroyable efficacité, à comparer, rappelle Hwang : à leur lancement, en 94, on estime que leur taux de clic était de 44% (en 2018, pour des bannières comparables, le taux de clic serait de 0,46% : on est passé d’une personne sur 2 à une personne sur 200). Et encore, ces taux de clic sont certainement bien moindre : sur les appareils mobiles, au moins 50% d’entre eux pourraient être fortuits (à l’image de toutes ces fois où nous nous débattons avec des publicités intempestives dont on essaie de s’extraire sans toujours très bien y parvenir). Une étude de 2009 estime même que 8% des internautes seraient à l’origine de 85% de tous les clics sur les annonces en ligne, comme si seule une petite partie du public y était encore sensible. Cette indifférence publicitaire est confirmée par d’autres études qui montrent qu’elles n’ont aucun impact, qu’elles ne renforcent l’engagement qu’auprès des clients qui connaissent déjà le produit, et que seul le public le plus âgé serait encore sensible à la publicité. Enfin, il faut compter sur l’invisibilité publicitaire. 56% de toutes les annonces diffusées sur l’internet ne seraient jamais vues par un humain, estimait Google en 2014 (et ce serait encore plus vrai des annonces programmatiques). Enfin, en 2016, 615 millions d’appareils dans le monde bloqueraient activement les publicités… Rare solution pour résister à leur envahissement. En fait, dans le monde de la publicité programmatique, il semblerait que la publicité serait encore efficace sur des sujets extrêmement ciblés, mais majoritairement, elle reste risquée et de très faible qualité. Ajoutons encore la fraude au clic, c’est-à-dire le gonflage artificiel des taux de clics, qui semble elle aussi colossale… et vous avez rhabillé la publicité pour l’hiver.

Très récemment par exemple, The Markup a publié l’analyse d’une feuille de calcul provenant de la plateforme publicitaire Xandr qui permet de montrer comment nous sommes segmentés et ciblés par la publicité. Dans ces 650 000 catégories, on trouve des catégories très inquiétantes pour la vie privée, comme le fait d’être adressés selon des pathologies précises ou des médicaments… mais également nombre de mot-clefs problématiques, ethniques, politiques, psychologiques, sociaux. Une enquête qui souligne que pour la publicité programmatique, nous ne sommes rien d’autres que les étiquettes que les systèmes collent à nos adresses, sans contrôles, sans notre consentement et sans responsabilités, exploitant sans vergogne les catégories les plus problématiques qui soient. C’est certainement là, sur de petits effets et sur certains segments de publics très ciblés que la publicité fait quelques ravages, en proposant à des gens plus sensibles que d’autres, parce que plus dans le besoin, des produits dont ils n’ont pas besoin. 

L’enquête de The Markup.

Abandonner le ciblage ?

Certes, Hwang propose quelques solutions, notamment une meilleure évaluation indépendante des performances publicitaires. Mais le chercheur doute plutôt qu’on ne corrige les faiblesses structurelles d’un marché qui pour l’instant bénéficie bien plus de son opacité que le contraire. Le risque, estime Hwang, c’est que nous soyons dans une bulle durable, qui ignore les avertissements, qui limite les changements pour profiter de sa formidable croissance économique. La publicité en ligne bénéficie d’une chance incroyable, sa bulle est alimentée par des budgets qui n’ont plus nulle part où aller ! Les prix peuvent donc rester élevés, les performances rester nulles, les gains des plateformes ne les incitent pas à ajuster leurs pratiques. Tout le monde semble coincé dans la bulle publicitaire.

“La marchandisation de l’attention a eu un impact considérable sur le développement de l’internet. D’un côté, elle a soutenu une croissance économique spectaculaire et donné au public l’accès à un large éventail de services en ligne qui, sans cela, n’auraient peut-être pas été accessibles. De l’autre, elle a introduit une série de vulnérabilités structurelles qui soulèvent des questions quant à la durabilité du modèle moderne de la publicité numérique et donc de l’internet même”, conclut Hwang qui invite à démolir le marché publicitaire pour en réduire l’influence. Il rappelle qu’une économie numérique fondée sur la publicité favorise la surveillance et l’atteinte à la vie privée des utilisateurs, mais aussi encourage le développement de médias sans intérêts, de plateformes sociales polarisantes… La publicité standardise et restreint nos choix, nous forçant à en accepter le moule, la grammaire. Sa généralisation rend la construction d’alternatives difficiles. Quand tout est un marché vous n’avez que cette solution pour vous développer, qu’importe s’il n’est pas adapté à votre produit ou votre service. Pour faire contrepoids à sa force, Hwang milite pour une institution solide, qui ne vise pas à défendre l’intérêt du secteur, comme l’est l’IAB, mais au contraire, qui soit capable de lui faire contrepoids, imaginant un Bureau de la recherche publicitaire capable de promouvoir des régulations adaptées. La publicité ciblée n’est pas magique, rappelle-t-il à nouveau. Une étude récente estime qu’elle accroît les revenus de 0,000008 dollar par annonce. Procter & Gamble a réduit ses dépenses publicitaires numériques pour les réinvestir dans la publicité traditionnelle, avec des gains d’audience bien supérieurs. 

L’opacité de la publicité programmatique favorise les mauvais comportements. Pourtant, conclut-il, les géants de la publicité programmatique sortent de la crise Covid avec des positions plus dominantes que jamais. Tout le monde reste convaincu que la publicité a un potentiel inégalé pour manipuler l’opinion et changer les comportements des publics, sans que les croyances dans la manipulation des esprits que la publicité produirait n’aient jamais reçu la moindre preuve de leur efficacité. 

En fait, ce que la publicité a certainement le plus changé, ce ne sont pas les comportements des publics, ce sont ceux des acteurs du monde de la publicité et au-delà d’eux, des acteurs de nombres de secteurs transformés en marchés – et en marchés défaillants. 

Mais plus que de dénoncer le fonctionnement de la publicité, Hwang montre comment, par le numérique, tous les systèmes deviennent des marchés. La marchandisation a permis à l’internet de se développer comme jamais, mais elle a créé, sur chaque marché des vulnérabilités structurelles liées à leur opacité endémique, aux fraudes que ces opacités permettent, et à la présentation d’efficacités qui n’en sont pas. Sur ces nouveaux marchés, totalement automatisés, les prix demeurent exagérément élevés par rapport aux performances et les profits confortables éliminent toute incitation à changer les pratiques. Pour réguler les marchés, nos seuls outils sont des structures de contrôle et de recherches indépendantes, seules à même de limiter les abus et d’éviter les défaillances, ce qui, dans le cas de “la machine à financer l’internet” serait plus que bienvenue. Avant qu’elle ne craque !

Mais la pub craquera-t-elle ? danah boyd, citée en exergue, espérait que le livre de Hwang parviendrait à “faire éclater la bulle spéculative du système publicitaire de l’internet qui profite à si peu”. Ce n’est pas ce qui est advenu. Même si elle reste un poulet sans tête qui court après elle-même, la publicité semble partout inévitable, indépassable. La publicité semble mettre au même niveau tout type d’information (quelle que soit leur nature), selon une logique de marchandisation où l’audience semble l’unique valeur du monde, où la même optimisation est appliquée partout, comme dirait Arvind Narayan. Nous détruisons la diversité des modèles économiques en les poussant dans une seule version d’eux-mêmes. Oubliant que tout n’est pas transformable en marchandise. L’éducation, la santé, la recherche, nombre de formes d’information même, ne savent pas, ne peuvent pas et ne doivent pas être rentables. 

La journaliste Julia Angwin dans une tribune pour le New York Times disait récemment que le prix à payer du suivi publicitaire pour la société était un prix trop élevé. La publicité basée sur la surveillance nous propose des produits de mauvaise qualité et hors de prix, inadaptés à ceux qu’elle cible. Les chercheurs Eduardo Mustri Alessandro Acquisti et Idris Adjerid ont comparé les publicités ciblant 500 personnes et les produits équivalents trouvés en ligne. Ils ont constaté que les pubs proposaient des produits 10% plus chers et étaient surtout proposés par des vendeurs pas toujours recommandables. La commission européenne elle-même, constate que le coût sociétal du microciblage (à savoir la discrimination des publics selon les messages) dépasse ses avantages et en appelait récemment à une réforme du modèle de surveillance publicitaire. Angwin, comme Hwang, souhaite un retour de la publicité contextuelle : “À l’ère de l’IA, n’est-il pas temps d’entraîner nos logiciels de classification à catégoriser les contenus pour placer des publicités à proximité, plutôt que de catégoriser les clients ?” Les utilisateurs ne veulent pas de la publicité personnalisée, et leur refus est encore plus net quand ils comprennent comment elle fonctionne. Ce que nous montre surtout le livre de Tim Hwang, c’est la grande difficulté à sortir d’un système à mesure qu’il s’impose, se structure, devient inévitable… quelque soit ses défaillances. Les limites du ciblage expliquent certainement l’envolée actuelle du marketing d’influence, qui semble, pour l’instant, un peu plus encadrable. 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Tim Hwang, Le grand krach de l’attention : la publicité, une bombe au cœur de l’internet, C&F édition, 2022, 176 pages, 22 euros.

MAJ du 22 juin 2023 : Sur The Verge, un excellent article revient sur le corollaire de la publicité programmatique, à savoir l’optimisation des sites pour les moteurs de recherche qui démultiplie les textes pour l’optimisation. Le référencement est en train de se manger lui-même. Les étiquettes des produits ressemblent à celles que les systèmes produisent pour caractériser les utilisateurs. Tout le monde semble s’y perdre en tout cas. Les commerçants comme les acheteurs, même les robots.

Low-tech : de la réappropriation de la technique à la réappropriation démocratique

Couverture du livre Perspectives Low-tech.

Peut-on imaginer un autre rapport socio-économique à des formes techniques plus durables et responsables ? C’est ainsi que je résumerai l’enjeu du livre de Quentin Mateus (@MateusQuentin) et Gauthier Roussilhe, Perspectives Low-tech : comment vivre, faire et s’organiser autrement ?. Le livre s’inscrit bien plus dans une réflexion sur notre rapport à la technique, qu’il n’est un livre qui explique les basses technologies. Les deux auteurs observent et participent depuis longtemps de la communauté Low-tech ce qui leur permet d’en dresser une histoire : à mesure que l’urgence à la soutenabilité s’est imposée, l’objectif Low-tech s’est dépolitisé avancent-ils. Face à l’accélération des systèmes techniques, la question Low-tech a gagné en audience parce qu’elle porte une réponse qui semble nous dire que pour changer de monde, il suffit de changer de technique. C’est en tout cas ainsi qu’on a pu lire les propos précurseurs d’un Kris de Decker depuis son toujours pertinent Low-tech Mag (voir également les nombreux articles que nous lui avions consacré sur InternetActu), notamment augmentés en France depuis 2022 du Low-tech Journal et depuis 2013 du Low-tech Lab. Reste à déterminer si cette proposition de s’écarter d’un progrès high-tech inéluctable porte un programme radical et émancipateur ou profondément conservateur. 

Les deux auteurs rappellent que loin d’être une solution magique, la Low-tech est d’abord l’expression d’une crise de la technique, d’une montée des contestations qui cherchent dans un autre rapport aux techniques des formes de réponses. 

Dans toute la première partie du livre, ils tentent de définir le concept de la Low-tech et montrent qu’il a été mouvant, toujours relatif (puisqu’il se définit en opposition à la high-tech) et d’abord critique. Entre la culture du faire et la remise en question du système industriel, la Low-tech est un concept plastique, qui va donner lieu à la fois à des pratiques artisanales engagées et à la fois à des formes très capitalistes plus ou moins vertueuses. Reste que même en le regardant dans sa très grande diversité, le mouvement a la vertu de reposer des questions sur ce que l’on produit, pourquoi, comment et au bénéfice de qui ! Pourtant, le mouvement semble avoir participé à produire beaucoup de Low-tech washing (qui, comme le Greenwashing, correspond à une dépolitisation et marginalisation des réponses écologiques)… C’est toute l’ambiguïté de savoir si la Low-tech n’est qu’une réduction marginale de la complexité pour que la technologisation puisse continuer sans vraiment changer notre rapport au monde ou si elle est et peut être autre chose. 

Mateus et Roussilhe sont très critiques d’un courant apartisan voire apolitique de la Low-tech. En se positionnant comme une échelle d’intensité (entre basse et haute technologies), le concept se révèle finalement très plastique et adaptable à une large gamme de pratiques et de récupération de toutes sortes. Pourtant, soulignent-ils : “si la Low-tech porte en elle les germes d’un solutionnisme, elle est très loin d’atteindre le niveau de promesse et d’espoir que portent les solutions avancées” de la high-tech. L’enjeu ne serait pas tant d’opposer deux systèmes, que de nous souvenir que, contrairement à l’image qu’on en a, le développement technique n’est ni uniforme ni homogène. Et que l’enjeu principal du Low-tech, consiste bien plus à “favoriser une nouvelle culture technique (qui) passerait par sa réintégration dans la sphère sociale”. C’est en nous invitant à redéfinir les contraintes de nos milieux de vie que l’approche Low-tech est intéressante. Reste qu’elle ne peut pas en rester au bricolage ou à l’artisanat, c’est-à-dire à des réponses individuelles plus que collectives… L’écologie sans lutte des classes, n’est que du jardinage, dit le dicton. Il en est de même avec la Low-tech : sans politisation, les basses technologies ne sont que du bricolage. 

Mais pour redevenir un projet politique, la Low-tech doit réaliser ses promesses, c’est-à-dire étendre la sobriété bien au-delà de grappes d’Happy fews. Or, la question du passage à l’échelle renvoie la Low-tech à ses contradictions : peut-elle être industrielle, quand la critique industrielle est au fondement politique du recul critique qu’elle propose ? La Low-tech est-elle une voie de reconversion écologique de l’industrie, un moyen de faire produire au capitalisme de “bons objets” ? Ou est-elle autre chose ? L’avenir Low-tech est-il finalement compatible avec le high-tech, via une reconversion industrielle visant à produire frigos passifs, vélos plutôt qu’autos, services de rénovations de matériaux plutôt que d’en produire de nouveaux ?… Où n’est-il qu’un passe-temps de quelques “allumés” qui pensent que la bouillotte est un mode suffisant de chauffage personnel ou qu’il nous faut revenir aux vélos en acier quand celui-ci disparaît partout (alors que la question de leur recyclage reste durablement défaillant) ?  

La Low-tech est née chez les ingénieurs, rappellent Mateus et Roussilhe : pas étonnant qu’elle s’affirme comme une réponse technique à des problèmes de société, promettant de faire advenir une société soutenable. Pourtant, ce réflexe solutionniste peut-il suffire à faire advenir une société soutenable ? Les deux auteurs font part de leurs doutes. Par exemple, si la part du bio dans la production agricole française a considérablement progressé, celle-ci n’en est pas moins de plus en plus concentrée, capitalisée et mécanisée, comme le pointe l‘Atelier paysan dans son livre manifeste, Reprendre la terre aux machines. Le risque alors est de ne produire qu’une gamme de produits sur un marché concurrentiel. “L’amélioration et l’augmentation de l’offre sans s’interroger sur la demande et la nécessité d’en changer les moyens d’accès, n’est pas vraiment viable économiquement et socialement”. Pour le dire autrement, ne faire que déployer massivement des solutions sobres favorise le maintien du système technico-économique existant. Vendre des technologies sobres dans un monde consumériste n’implique pas la propagation d’une culture de la sobriété, comme l’expliquent les ingénieurs engagés. L’émancipation et l’appropriation doivent rester la base de l’innovation Low-tech, à l’image de ce que propose le four à concentration solaire GoSol

L’enjeu Low-tech ne consiste donc pas seulement à produire autrement, quand bien même ces produits puissent être plus écologiques que leurs concurrents à l’image du Fairphone, mais également à distribuer et consommer autrement, c’est-à-dire de produire des choses utiles à la société sans le marché et l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement de produire des outils, mais aussi une communauté distribuée et autonome, comme le propose Precious Plastic. Il n’y a “pas de communs sans communautés”, dit la sociologue Geneviève Pruvost dans Quotidien politique. Ici, l’objectif n’est pas de “scale up“, de passer à l’échelle, d’intensifier, mais de “scale wild“, de diffuser plus largement, selon un modèle qui n’est pas tant celui d’une économie de la fonctionnalité qu’on maîtriserait de bout en bout, mais bien plutôt une économie open source locale et commune, qui permette à chacun de la faire sienne. L’enjeu est de changer le caractère industriel du monde, de nourrir une appropriation collective et locale. “Si nous voulons qu’une stratégie de passage à l’échelle de la Low-tech se transforme en une nouvelle réalité sociale, il sera nécessaire de définir le passage à l’échelle du pouvoir”. La différence entre la technique démocratique et la technique autoritaire de Mumford n’est alors pas tant une question d’échelle que l’enjeu politique de ce qu’elle rend possible. Et les auteurs d’imaginer un avenir Low-tech fait d’ateliers locaux interreliés, d’une distribution de l’artisanat allant à l’encontre de la division du travail, comme l’imaginait Simone Weil dans L’Enracinement, rêvant d’abolir les usines. L’enjeu n’est pas de devenir résilient face à l’effondrement à venir, comme le dénonçait Thierry Ribault dans son livre, mais bien d’opérer d’abord et avant tout une transformation politique et sociale. Dans son livre, Abondance et Liberté, Pierre Charbonnier soulignait que rien n’est plus matériel que la liberté, nous rappelant par là que les libertés que nous avons conquises sont profondément le produit d’un extractivisme sans précédent. L’enjeu à venir consiste alors à trouver comment limiter l’intensité matérielle de notre monde, sans limiter les libertés, “ou alors de les en détacher pour les fixer autre part”, dans la société plus que dans la technique. Proposer des produits Low-tech sur étagère va à l’encontre du principe qui vise d’abord à se les réapproprier collectivement. Comme le dit Pruvost, la démarche Low-tech, pour rester politique doit garder sa grille de valeur, en promouvant la coopération, la solidarité, la cohabitation, la valorisation, l’entretien de la diversité, la confiance (plutôt que la compétition, le mérite, la colonisation, la dévaluation, l’homogénéisation et le contrôle…). Le Low-tech est un levier pour bâtir un monde localement maîtrisé, comme le propose l’Atelier paysan, nous invitant à mettre en œuvre notre propre mode de vie, à construire des alternatives qui permettent de bâtir des projets de sociétés désirables pour l’ensemble de la société et pas seulement des produits désirables car soutenables, à compléter les actions pour passer de l’autonomie technique des agriculteurs à l’autonomie des populations sur leur alimentation – à l’exemple de la sécurité sociale de l’alimentation, visant à faire advenir une démocratie dans l’alimentation… Cette dernière, fruit des réflexions sur la réappropriation menée par l’Atelier Paysan – nous montre que l’enjeu de redéfinir notre relation à la technologie va bien au-delà de l’appropriation de la technique. Pour l’Atelier paysan, socialiser ainsi “un service essentiel permet de sortir du régime de la concurrence et ainsi de rendre l’autonomie matérielle possible et l’autonomie politique envisageable”, le tout assuré par un mécanisme de gouvernance parfaitement démocratique. 

La Sécu de l’alimentation.

Voilà qui donne plus d’ampleur encore aux réflexions que nous pouvions soutenir sur la nécessité de créer des services publics numériques que l’on trouvait chez Ethan Zuckerman comme chez Ben Tarnoff. Le problème du numérique aujourd’hui, c’est qu’il participe très activement à privatiser ce qui était commun, à industrialiser le monde plutôt qu’à nous défaire de son caractère industriel, en inscrivant dans ses fonctionnements mêmes une individualisation et des processus privatifs via des solutions techniques qui le sont. Appliquée au numérique, la réflexion de Mateus et Roussilhe nous invite à dépasser, à imaginer autrement ce que l’on désigne parfois sous le terme de souveraineté. Reprendre la main sur le numérique consiste à produire des services numériques ouverts, autonomes et locaux – comme le prône le féminisme des données -, à imaginer des solutions alternatives nous permettant de sortir des dépendances industrielles, et non pas en construire de nouvelles. Sous cet angle, le Low-tech n’est plus alors une question de bidouillages, mais un moyen pour rebâtir de bout en bout un autre rapport à la technologie, une autre technologie et finalement une autre société. 

Pour l’instant, la Low-tech n’est pas à même de faire émerger des modes de réappropriations matérielles et politiques, alors qu’elle devrait nous permettre de redéfinir notre relation collective au monde matériel. Pour les auteurs, comme le défendaient Irénée Régnauld et Yaël Benayoun dans leur livre, il nous faut imaginer des instances pour débattre de nos choix socio-techniques. Or, nous en sommes collectivement privés. Le monde de l’entreprise comme le monde de l’ingénieur rejettent le principe démocratique pour orienter la société autour de leurs seuls intérêts sous couvert d’une technique supposée neutre. Graeber et Wengrow nous ont pourtant rappelé qu’il n’y avait pas de schéma unique d’organisations sociales et que celles-ci ne sont pas vouées à être inégalitaires par nature. Pour cela, peut-être nous faut-il aussi réimaginer l’Etat, non pas comme une puissance publique, mais comme une “fédération de services publics devant soutenir des solidarités sociales préexistantes”. La politisation de la Low-tech ne vise pas à démocratiser la Low-tech, mais à faire advenir “une démocratie dans la technique“. 

Nous devons nous défaire des réponses autoritaires, concluent les deux auteurs. On aimerait y croire, alors que l’autoritarisme semble plus fort et plus présent que jamais. La démocratie est notre seule boussole face aux temps troublés dans lesquels nous entrons. Le pire serait que la Low-tech soit assimilée par le marché. Or, c’est pourtant cette vision, celle d’une Low-tech compatible avec l’écosystème industriel qui est en train de s’imposer, concluent les auteurs. Comme si la technique nous ramenait toujours à l’impossibilité politique à la dépasser. C’est comme si nous n’arrivions jamais à nous réapproprier les technologies et c’est certainement encore plus le cas à mesure qu’elles se complexifient, s’interpénètrent et s’interconnectent. Les technosolutions s’enchaînent sans que nous soyons capables d’y mettre fin, alors que chacune ne fait qu’aggraver les problèmes plutôt que de les résoudre. Elles nous font toujours regarder le problème sous son plus petit angle, nous éloignant de réponses plus ambitieuses, plus systémiques, plus politiques. Le risque est qu’elles nous encouragent à chasser les pauvres plutôt qu’à combattre la pauvreté ; à étendre l’autorité de la technique, plutôt qu’à étendre la démocratie ; à nous rabougrir sur des solutions plutôt que de chercher à changer nos sociétés ; à voir de plus en plus à court terme, plutôt que de regarder loin ; à n’entendre que le global plutôt que de penser depuis le local ; à gérer les inégalités plutôt que de les abattre. Les basses technologies seront politiques ou ne seront pas. 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Quentin Mateus et Gauthier Roussilhe, Perspectives Low-tech : comment vivre, faire et s’organiser autrement ?, éditions divergences, 2023, 160 pages, 15 euros.