J’ai toujours aimé les histoires des objets, parce qu’elles sont simples et qu’elles nous rappellent la béance de notre ignorance sur le monde que nous habitons et combien les solutions que nous imaginons via les objets sont souvent défaillantes. Jeanne Guien (@culturePoub), après avoir déjà commis une première histoire d’une sélection d’objets (Le consumérisme à travers ses objets : gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants, Divergences, 2021), signe avec Une histoire des produits menstruels (Divergences, 2023), une plongée dans un capitalisme qui n’a rien de libératoire. Dans cette histoire des serviettes, des tampons et des applications de suivi du cycle menstruel, Guien nous montre que la complexification des produits sert bien plus leur opacité que leur progrès, que leur marchandisation est toujours une dépolitisation, que leur privatisation implique toujours une déprise sociale et que la personnalisation de la santé induit un environnement dégradé. Sur les applications de santé menstruelles en tout cas, elle explique très bien combien celles-ci sont défaillantes parce qu’elles ne sont pas produites comme elles devraient l’être, c’est-à-dire comme un service public respectueux de la diversité de ses utilisatrices, qui ne devrait jamais reposer sur des normes non scientifiques et toujours respecter l’intimité de celles-ci (dans le domaine de la santé, “la confidentialité est toujours critique”, rappelait déjà Susan Landau en décortiquant les limites des applications de suivi de contact lancées durant la pandémie).
Des données partout défaillantes
C’est pourtant tout le contraire auquel nous assistons. En regardant précisément le fonctionnement des quelques 250 applications de santé dédiées au suivi des règles et des périodes de fertilité, qui promeuvent l’aide à la conception comme l’aide à la contraception, Jeanne Guien montre toutes les limites de ce business bienveillant. Payantes, comme gratuites, toutes reposent sur la vente de données de leurs utilisatrices ou leur identification. Le problème, c’est que l’exploitation de ces données est éminemment problématique, comme l’ont montré les conséquences de la fin du droit à l’avortement comme droit fédéral aux Etats-Unis en 2022. En mai 2022, les américaines ont découvert qu’elles avaient “un nouvel ennemi” : leur téléphone… et les Gafam ! Depuis cette date, toutes les données peuvent désormais être convoquées dans un panoptique menstrueux pour contrôler le corps des femmes. L’année dernière, l’association américaine de défense des droits numériques, Stop, expliquait que le meilleur levier consistait à renforcer les protections techniques de la vie privée, par le chiffrement des messageries et des données de localisation, en renforçant la minimisation de la collecte et de la conservation des données, en améliorant drastiquement la confidentialité des services et sites de santé physiques comme numériques… Partout, les données de santé sont devenues un carburant de l’économie numérique que personne ne maîtrise et dont les professionnels de santé ne semblent pas avoir pris la mesure. Après la révocation du droit à l’avortement, nombre d’américaines ont appelé à supprimer leurs applications de suivi menstruel…
61% des 36 applications étudiées par Privacy International en 2019 partageaient des informations avec Facebook. “Les lois sur le secret médical s’appliquent aux données collectées par les hôpitaux, pas à celles collectées par les entreprises propriétaires d’applications menstruelles”, rappelle Guien. Toutes doivent les remettre à la justice si celle-ci le leur demande. Aucune de ces applications n’est vraiment gratuite, aucune n’est produite par exemple par un système de santé public, insiste Jeanne Guien, rappelant par là que le niveau de confidentialité et de protection des données est toujours défaillant.
Mais il n’y a pas que sur la protection des données que ces systèmes sont défaillants. Si toutes permettent de faire des prédictions sur son cycle menstruel, bien peu permettent de faire des prédictions fiables, notamment parce que la plupart d’entre elles sont basées sur l’hypothèse d’un cycle de 28 jours qui serait régulier (ce qui n’est le cas que d’une personne menstruée sur 8, les cycles pouvant varier de 21 à 35 jours – la moyenne est plutôt à 29,3 jours – et varier d’un cycle à l’autre et les retards que ces applications décrivent comme des alertes de grossesses ne le sont pas toujours). Beaucoup, par leur design, suggèrent des corrélations qui n’ont pas lieu d’être, comme le fait qu’une période de stress coïnciderait à une période d’ovulation. En fait, toutes les suggestions et appréciations que les applications normalisent ne reposent sur aucune information claire. Trop souvent, les corrélations sont présentées comme des causalités. Et les utilisatrices sont confrontées à des rapprochements ambivalents qu’elles doivent interpréter au milieu du design ambigu des applis.
Pour des applications exemplaires
En lisant les pages que Jeanne Guien consacre aux applications menstruelles, on peut lire ce qu’il faudrait faire pour créer une application respectueuse des données de ses utilisatrices. Que ce soit une application créée par un établissement de santé public (pour autant que ces services publics soient exemplaires, The Markup avait montré qu’associations et sites web d’associations, ne le sont pas toujours. Même le Planning familial américain partage des données quand il ne le devrait pas). Qu’elle ne stocke aucune donnée ailleurs que sur le téléphone. Qu’elle ne demande pas aux utilisatrices de créer un compte. Qu’elle soit gratuite. Qu’elle soit disponible dans un nombre illimité de langues (les applications les plus téléchargées sont disponibles seulement dans une vingtaine de langues et nombre de langues très parlées ne sont pas accessibles). Et enfin que les applications laissent ses usagères libres des raisons qui les font utiliser ces applications et les documenter sans en restreindre la normativité. “Les applications de suivi menstruel sont donc bien des produits de consommation. Ce sont aussi des médias publicitaires et des outils d’assistance à la consommation, qui viennent en quelque sorte redoubler l’usage d’autres produits (absorbants, contraceptifs, soins) en en rationalisant la consommation et en en faisant la promotion”.
Jeanne Guien estime avec raison que ces applis de santé devraient rester profondément anticonsuméristes. Hygiène et santé ne sont pas des problèmes privés et en l’absence d’infrastructures sanitaires dédiées, elles deviennent des problèmes publics. Elle nous invite à repolitiser et resocialiser ces questions. A sortir de l’ambivalence des discours qui prétendent aider les femmes dans la gestion de leur vie intime tout en revendant leurs données, à leur permettre de gérer personnellement leur vie intime tout en démultipliant les injonctions normatives. A faire croire que l’on se préoccupe de la santé des femmes, tout en les empêchant de connaître la composition des serviettes et tampons ou les modalités de revente des données. Guien milite pour une sécurité sociale de la menstruation, gratuite et pleinement respectueuse de l’intimité et de la santé. Elle nous montre que nous n’y sommes pas. En confiant la santé menstruelle au secteur marchand, comme si ce suivi de santé était anecdotique, nous l’avons parfaitement dépolitisé.
Jeanne Guien montre à son tour pourquoi le monde applicatif qui promet toujours de résoudre les problèmes ne fonctionne pas (ce qu’on constate pour nombre d’autres applications, comme celles pour lutter contre la violence sexuelle ou encore les applications pour réfugiés ou celles pour les déplacements et l’accessibilité des personnes handicapées…).
Que des applications de santé (et les applications de suivi menstruel le sont) revendent ou partagent les données de celles qui les utilisent est en fait inadmissible. Qu’elles produisent des inférences et des corrélations, qu’elles livrent des interprétations ambivalentes comme normatives est inadmissible également. Jeanne Guien montre que pour que de meilleures applications et objets de santé destinées aux femmes soient accessibles, il faut les prendre avec le sérieux du soin et de la santé et les extraire du monde marchand, seul moyen d’assurer leur nécessaire sécurité. Ce qui concerne la santé ne devrait être bâti que sur des normes publiques et par des services publics pour protéger celles qui en sont l’objet. En explorant le techwashing, Guien nous montre comment s’en sortir. Pour faire autrement, il faut sortir la santé des femmes d’un monde marchand qui se moque d’elles ou faire enfin advenir des contraintes réglementaires bien plus puissantes qu’elles ne sont.
Au final, cette histoire des produits menstruels est un beau livre de technocritique bien concret. Ce que nous raconte Jeanne Guien en regardant le fonctionnement des applications de suivi de règles, c’est qu’il n’y a pas d’alternative à un service de santé public. Elle permet d’illustrer très concrètement les propos d’Ethan Zuckerman quand il nous dit que l’internet a besoin de services publics forts. Mais des services publics qui ne soient pas une copie des systèmes marchands (ou leur dégradation), qui ne bradent en rien nos données en les revendant ou en les hébergeant sur des services cloud extra-territoriaux. Des services publics qui reviennent aux fondements de leurs fonctions. Des services publics en tout point protecteurs. Des services publics qui utilisent les données pour mettre fin à l’oppression plutôt que de la perpétuer. Des services publics parfaitement data féministes !
Hubert Guillaud
A propos du livre de Jeanne Guien, Une histoire des produits menstruels Divergences, 2023, 240 pages, 18 euros.