Ce qui crée de la valeur, aujourd’hui, c’est la circulation des données, rappelle-t-elle. Et ces données si circulantes sont pourtant conservées dans des enceintes encore plus sécurisées que ne l’étaient les banques : les data centers. En quelques années, ils se sont démultipliés (8200 bâtiments dans le monde, dominée par les USA, l’Allemagne, le Royaume-Uni puis la Chine. La France, 8e de ce classement mondial dispose de 295 data centers dont 250 en Ile-de-France). Les centres de données qui font fonctionner l’économie numérique sont la propriété de quelques acteurs majeurs (comme l’européen Interxion, dont le chiffre d’affaires est bien supérieur à celui d’Orange par exemple ou le leader mondial américain Digital Realty, avec lequel Interxion a récemment fusionné). Lopez explore la réalité bien matérielle des services numériques d’aujourd’hui… et notamment leur consommation électrique explosive (même si nombre de ces services sont à la pointe de l’efficience comme de la renouvelabilité…) comme leur expansion sans limite. Ces nouveaux centres de consommation électrique participent d’une charge nouvelle sur un réseau électrique à bout de souffle alors qu’il dépend lui-même de plus en plus du numérique pour fonctionner. Fanny Lopez décrit une industrie des centres de données hyperconcentrée (géographiquement comme économiquement, et qui, pour maintenir son niveau d’innovation et ses capacités de traitement, voit ses niveaux d’investissements s’envoler), en voie de saturation accélérée, bâtie sur les ruines des télécoms et le fantôme du service public, complètement privatisé. Elle décrit très bien la dépossession en cours, liée en grande partie à la concentration des investissements nécessaires pour réaliser ces infrastructures (Fanny Lopez parle d’un “âge post-service public”). Le réseau électrique est un emblème des macrosystèmes techniques : ces systèmes à grande échelle, qui se développent par la croissance, qui consomment d’importantes quantités d’énergie fossiles, sont particulièrement polluants, fonctionnent en réseau d’une manière complexe et opaque, et qui demeurent gérés de façons centralisés et en temps réel. Reste que l’informatique a transformé le réseau électrique, dans une fusion machinique, une forme de grande synergie productive en réseau, qui, comme le dit Günther Anders, transforme les machines elles-mêmes, où aucun appareil n’est plus une machine individuelle, mais un composant d’un système qui le dépasse. Un radiateur ou une ampoule ne sont plus un simple radiateur ou une ampoule, mais un composant du réseau auquel il doit se raccorder, participer, s’adapter, contribuer. Avec l’IA, la machine se règle à l’aide d’autres machines, comme si le réseau avait invisibilisé sa propre infrastructure, comme si le réseau s’était autonomisé. Nous voilà dans le continuum numérico-électrique qui semble fonctionner par lui-même, dans une dynamique productiviste et consumériste, sans qu’on réinterroge sa structure et ses faiblesses.
Couverture du livre de Fanny Lopez
Or, le réseau électrique révèle ses faiblesses à mesure de sa croissance (et encore plus quand il souffre de pénurie et que le prix de la production d’énergie s’envole, comme c’est le cas actuellement). Il a du mal à répondre aux pics de consommation et à la démultiplication des raccordements qui renforcent les pics. Et on n’a pas vraiment de politique de régulation comme le montre le scénario de délestage tournant qui se profile pour l’hiver.
Le numérique perturbe plus le réseau qu’il ne le fluidifie. Le raccordement de centres de données gourmands en énergie vient perturber les productions, via des acteurs qui privatisent le réseau et commencent à générer des conflits d’usages ou des formes de privatisation qui risquent d’être encore plus compliqués en temps de pénurie.
Fanny Lopez nous explique le fonctionnement du réseau électrique libéralisé. En France, 3 structures se partagent le réseau : la distribution (Enedis), le transport (RTE), la production (EDF), 3 acteurs qui semblent parfois plus en concurrence entre eux qu’en complémentarité. Les gros consommateurs que sont les centres de données se branchent surtout sur RTE, mettant en fragilité la distribution. La coordination spatiale et énergétique du réseau est mise à mal par des acteurs privés qui abusent d’infrastructures publiques que “les opérateurs n’ont pas les moyens réglementaires de réguler”.
Non seulement la régulation est défaillante, mais la sobriété est nulle part. L’avenir consiste à produire toujours plus d’électricité pour répondre à une consommation qui n’est jamais appelée à diminuer. “L’hégémonie technicienne repose sur la croissance et le renforcement du grand système technique électricité comme unique perspective”. Pour sortir de cette hégémonie, avance Fanny Lopez, nous devons changer le réseau, c’est-à-dire transformer sa structure pour rapprocher la production de la consommation. Mais si aux Etats-Unis, les microréseaux émergent timidement, ce n’est pas le cas en France, notamment parce que les opérateurs de l’électricité souhaitent garder la main et ne permettent les microproductions locales que comme réserves du réseau. En France, les projets de mutualisations, citoyens comme privés, tentent de s’insérer dans les zones grises de la réglementation. La production est partout sous tutelle. En fait, les restructurations possibles (technologiques, énergétiques, urbanistiques, économiques comme politiques) semblent surtout coincées dans un réseau doublement incapable d’évoluer, à la fois par manque d’ouverture politique comme économique. Plus encore, explique Lopez, le réseau tel qu’il est conçu, aménagé, opéré, n’est pas taillé pour une décentralisation ni pour intégrer, d’une manière suffisamment flexible, les alternatives intermittentes comme le solaire ou l’éolien. Le réseau de distribution n’est pas conçu pour accueillir facilement des unités de production décentralisées, mais est surtout taillé pour répartir et acheminer l’électricité. En fait, explique Lopez, les choix technico-politiques ne sont pas pris, alors qu’ils engagent les usages futurs. Dans tous les scénarios d’avenir, il est nécessaire de construire des infrastructures, de la faire croître dans une complexification qui impose sa numérisation, seule capable de piloter le système. Le numérique est devenu le processus de commande, de régulation, de modélisation, de flexibilisation… Le débat public se focalise sur les sources de production, jamais sur le système. C’est un peu comme si tout le monde pensait que l’architecture des réseaux n’était qu’une question de logistique, qui saura toujours s’adapter aux contraintes. Dans l’avenir du réseau, il n’y a pas de fermeture ni de déconstruction ni vraiment de transformation, il n’y a que croissance, entre abondance et pénurie. Pour les opérateurs, “il n’y a pas de problème de production d’électricité en France” ! Qu’importe si nous n’avons pas de ressource énergétique primaire suffisante, qu’importe si les réacteurs vieillissent, que les EPR soient à la traîne… Pourtant, transformer l’infrastructure ne consiste pas à changer de source d’énergie, ni à améliorer la maintenance, mais bien à “repenser le réseau dans son organisation structurelle pour de nouveaux lendemains techniciens”. Pour Castoriadis, “changer de société, c’est changer d’infrastructure”, rappelle Lopez. Nous n’en prenons pas le chemin, au contraire. La technique impose toujours son infra, la complexifie sans jamais vraiment la remettre en cause ou en dessiner des alternatives.
Pour remettre en cause le paradigme technicien, soutient Lopez nous devons augmenter l’autonomie, organiser l’intermittence, reconfigurer les machines, inverser la hiérarchie du système… Pour Lopez, la perspective autonomiste et ultra-localiste, à l’image de celle proposée par l’Institut Momentum dans son scénario Biorégion 2050, L’Ile-de-France après l’effondrement, où la demande devra s’adapter aux pénuries reposent sur un scénario qui confirme la disparition de toute puissance publique, plutôt que de chercher sa reconfiguration pour qu’il continue à assurer un service au plus grand nombre. Pour contrer ce scénario effondriste, nous devons alléger les réseaux estime Lopez, c’est-à-dire augmenter l’autonomie et organiser l’intermittence en facilitant d’autres modes de connexion et d’interconnexion. Réduire sa consommation, maximiser ses capacités productives et optimiser sa gestion devraient être un fondement de toute interconnexion à la maille énergétique, locale comme nationale. Le réseau devrait être capable de gérer ses excès comme ses pénuries, ses intermittences. Enfin, elle invite à inverser la hiérarchie historique du système électrique, c’est-à-dire à interroger quelles infrastructures garder et sous quelles formes de propriété. Pour elle, si je suis bien, cela signifie que les microréseaux pourraient devenir le système primaire et le grand réseau, le système secondaire… posant par là, à la suite d’Alexandre Monnin la question des communs négatifs comme celle de l’héritage et du démantèlement des infrastructures. Que voulons-nous garder du réseau électrique ? Pour quoi faire ? Comment faire pour que sa structure s’adapte aux transformations dont nous aurons besoin demain ? L’un des risques qui pointe pourtant est que ce démantèlement se fasse par défaut, sous la pression des moyens et creuse les inégalités : qu’on ferme ce qui n’a pas les moyens contre là où sont les moyens. Enfin, Lopez nous invite à tenir l’utopie de la diversité infrastructurelle, c’est-à-dire “Comment penser le global sans retomber dans le solutionnisme hégémonique, unidimensionnel, hors sol et sans monde ?” Comment tenir à la fois un service public et à la fois une diversité d’approches, les deux choses auxquelles nous risquons de renoncer, au risque de créer d’un côté des “ghettos énergétiques” et de l’autre des “territorialités premium” ! Elle nous invite, à la suite de Pierre Caye, à envisager la technique non plus comme accélération et intensification, mais comme mesure et limitation. L’enjeu, c’est de parvenir à ré-utopiser la grande échelle infrastructurelle tout en tenant la technique proche serait un défi de l’hypothèse redirectionniste. “L’image archétypale des petits moulins hydrauliques renvoie à une infrastructure désirable, un monde de forces habitables. Tous les ingrédients de l’imaginaire localiste sont là : la petite échelle, l’intégration à l’environnement, la localité des matériaux servant à l’édification, la possibilité d’habiter l’infrastructure. Pourtant la petite échelle ne suffit pas à garantir un idéal émancipateur et progressiste”. Un réseau, rappelle-t-elle, “permet simultanément la circulation et le contrôle, il signifie à la fois l’abondance et la dépendance, le lien et la surveillance”. Le forme et la réorganisation des flux posent devant nous d’immenses défis. Pour les relever nous devons faire un pas de côté. Nous attaquer à modifier les structures matérielles, les outils de régulation et de gouvernance. Pour le dire autrement, la redirection passe par la déprivatisation, la diversification des solutions et leur reterritorialisation sous la forme d’un retour de politiques publiques multiples et concrètes. C’est un constat et des solutions qui vont au-delà des infras matérielles d’ailleurs. Zuckermann ou Tarnoff font les mêmes.
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La force du livre de Lopez, c’est de tisser une vraie continuité entre la critique des systèmes techniques et les questions énergétiques actuelles, de relier la grande histoire d’une approche alternative de la technique à celle de la structuration du réseau électrique. Peut-on sortir d’une dépendance au sentier ? Peut-on construire des alternatives afin de ne pas faire comme on a toujours fait et remettre en cause le chemin technique emprunté ? La question traverse tout le champ de la technique.
Pourtant, le sujet qu’elle évoque demeure – comme souvent avec les questions techniques – complexe, touffu, âpre. Dans les livres sur la technique, les enjeux restent difficiles à saisir pour qui n’est pas averti du sujet. La question technique est toujours engoncée dans sa complexité et difficile à faire saisir. De ce côté là, ce court essai tient plus d’une alarme que d’un ouvrage pédagogique.
Ways of Being s’intéresse à un sujet très mal traité : l’intelligence. Celle des hommes, comme celle de leurs machines sont aujourd’hui dévoyées. Elles ont été mises au service de l’extractivisme et de l’efficacité. Nous sommes coincés dans un déterminisme technologique mis au services du capitalisme, dont l’IA n’est que la version la plus moderne, la plus libérale, exacerbant sa propre quête de profits. Comme le disait l’écrivain de SF, Charles Stross : “nous vivons dans un état global qui a été structuré pour le bénéfice d’entités non-humaines avec des objectifs non-humains”. Avec une IA dont le développement appartient tout entière aux entreprises, les machines n’ont plus d’autres buts que d’extraire du profit.
Pour changer nos relations au monde, nous devons changer la façon dont nous définissons l’intelligence, estime James Bridle. Pour cela, nous devons élargir la nôtre, nous intéresser à d’autres formes d’intelligences : à des intelligences non-humaines. Pour apprendre à vivre avec le monde, plutôt que de le dominer, nous devons apprendre à vivre avec les intelligences qui le composent et construire ce qu’il appelle une “écologie de technologie”.
L’écologie, rappelle-t-il, est l’étude des interrelations. Elle nous invite non pas à nous intéresser aux choses, mais à leurs relations. La technologie, elle, consiste à produire des choses qui ont bien souvent été aveugles à leur environnement, à leur contexte, à leurs conséquences. Pour Ursula Le Guin, la technologie est “l’interface humaine active avec le monde matériel” (comme elle le dit dans Danser au bord du monde). Dans notre monde moderne, elle est surtout le produit de notre exploitation de l’environnement. Cette technologie là n’est pas celle qui intéresse Bridle. Pour lui, nous avons besoin d’une écologie de la technologie, c’est-à-dire une technologie qui soit concernée par l’interrelation au monde, c’est-à-dire une technologie qui incorpore l’écologie dans ce qu’elle active.
Pour y parvenir, nous devons changer notre manière même de comprendre ce qu’est l’intelligence. Nous devons arrêter de croire que l’intelligence de l’homme est unique. L’intelligence est un processus actif plus qu’une capacité, défend-il. Elle est multiple plutôt qu’unique. Pour mieux intégrer l’écologie à la technologie, nous devons nous défaire de notre intelligence, ou plutôt reconnaître qu’elle n’est pas unique, pas la seule. Nous avons besoin de mettre fin à notre volonté de nous séparer de la nature et pour cela nous devons plus que jamais comprendre que nous habitons un monde plus qu’humain. La vie résulte d’une interdépendance éminemment complexe. Pour la redécouvrir, pour repenser notre relation au monde, il nous faut changer notre manière de voir l’intelligence et la place de l’homme, tout comme changer notre rapport à la technologie que notre anthropocentrisme a créé.
Elargir l’intelligence
Une voiture autonome est un organisme qui crée son propre umwelt, son propre environnement sensoriel. Pour Bridle, la relation entre les hommes et l’intelligence artificielle devrait relever d’une collaboration créative. Au lieu de cela, nous sommes coincés dans une forme dominante d’IA, profondément extractiviste, une intelligence artificielle d’entreprise (Kate Crawford ne disait pas autre chose). Pour Bridle, si on prend au sérieux le terme d’intelligence dans l’IA, cela devrait nous pousser à réfléchir à ce qu’elle signifie. La plus claire définition de l’intelligence selon lui, c’est “ce que les humains font”. Or, on devrait l’entendre d’une manière plus extensive, multiple et relationnelle, capable de prendre bien des formes différentes, plutôt que de toujours la juger selon nos propres standards. Pour Bridle, c’est là l’erreur de Turing, pour qui l’intelligence d’une machine a surtout consisté à être capable de nous tromper, à se faire passer pour humaine. Le problème, c’est que nous refusons d’accorder de l’intelligence à quoi que ce soit d’autre qu’humain. Bien des animaux pourtant ont montré qu’ils étaient capables de reconnaître des problèmes, de faire des plans pour les résoudre comme de manipuler des outils pour y arriver. Le test du miroir, le fait de se reconnaître dans un miroir, a longtemps été considéré comme un test d’intelligence, mais l’enfant humain ne le réussit pas avant 18 mois. Seules certaines espèces de singes le passent sans encombre, mais bien d’autres animaux y parviennent dans certaines conditions, pour autant que le test s’adapte à leur environnement et à la façon dont ils le vivent. On oublie trop souvent que le corps et ses spécificités ont des implications sur l’esprit. Voir une tâche sur son visage dans un miroir tient plus d’une compétence sociale que cognitive. Les visages n’ont pas la même importance pour toutes les espèces. Le test du miroir dit bien plus de l’obsession humaine pour le social que d’être un outil de mesure de l’intelligence. Les gorilles par exemple échouent beaucoup au test du miroir, du fait de leur aversion pour le contact visuel, considéré comme une menace… A l’inverse, des schizophrènes peinent à se reconnaître dans un miroir, cela ne signifie pas pourtant qu’ils ne soient pas humains ou intelligents. Pour Bridle, nous devons arrêter de considérer l’intelligence comme quelque chose définie par l’expérience humaine. Les intelligences non-humaines peuvent être très différentes de la nôtre, mais particulièrement retorses. Bridle documente longuement différentes sortes d’intelligences animales, allant des éléphants aux pieuvres, montrant leur diversité : comportementale, neurologique, physiologique, sociales…
Les intelligences sont actives, génératives, et montrent que bien des espèces accordent leurs actes à leurs pensées et leurs pensées à leurs actes. “L’intelligence n’est pas quelque chose que nous devons tester, mais quelque chose que nous devons reconnaître dans les multiples formes qu’elle peut prendre”. Cela demande de nous changer nous-mêmes bien plus que d’altérer les conditions dans lesquelles on l’évalue. Pour Bridle, travailler avec une IA lui a permis de comprendre que, bien plus que d’être un outil pour exploiter la planète, elle était un moyen pour s’ouvrir à d’autres pensées, à d’autres modalités de pensées. Pour Bridle, nous devons être plus attentifs à l’écosystème dans lequel nous élevons nos IA. Pour l’instant, cet écosystème est celui de l’extraction et de la domination. “Si nous voulons qu’elle évolue différemment, nous avons besoin d’adresser différemment et d’altérer son écologie”. Le web nous a donné un outil pour comprendre le fonctionnement des réseaux. L’IA superforme nos capacités humaines par endroits. Cela devrait nous aider à ouvrir nos regards.
Il n’y a pas que les animaux qui expriment des formes d’intelligence alternatives à la nôtre. Les plantes également, explique-t-il en enquêtant longuement sur les champignons, les arbres et les plantes, et notamment la mycorhize, cette symbiose entre plante et champignon, arbres-mères de l’écologue Suzanne Simard ou encore sur la capacité des plantes à mémoriser, et donc à apprendre et changer leur comportement face aux agressions. En fait, le terme d’intelligence est insuffisant pour décrire la diversité des modes de compréhension que les êtres vivants ont de leurs milieux, explique l’artiste-chercheur en nous invitant à franchir le fossé des différences, à nous intéresser à l’intelligence du monde avant qu’il ne s’éteigne, à un monde qui est bien plus coopératif que compétitif. Bridle s’intéresse également à notre histoire génétique, et à nos entrecroisements. Nous descendons bien moins d’un arbre, que d’entrecroisements. Nous tenons bien plus d’une symbiose que d’individus. Nous sommes ce que nous sommes à cause de tout le reste. Cette symbiose n’est pas une harmonie, mais surtout des relations et elles apportent surtout des bénéfices mutuels qu’elles ne sont antagonistes.
Pour une autre informatique
Dans toutes ces perspectives, nos outils sont un problème, notamment parce qu’ils façonnent notre culture elle-même. Plutôt que d’utiliser la technologie pour contraindre le monde et renforcer notre perspective, nous devrions la déployer pour élargir notre vision du monde et étendre notre attention. Or, nous faisons et avons fait tout le contraire.
Le bâton de Bambou de James Bridle.
Bridle prend l’exemple du temps. Nous l’avons harmonisé au XIXe sous le développement des technologies. Le train, la vapeur, la radio, le télégraphe ont nécessité une stricte coordination. Nous avons séparé le temps de la terre, du soleil et des saisons pour le subordonner à l’industrie afin de servir ses propres fins. Le temps aujourd’hui est imaginé et créé par nos machines qui nous poussent à le penser à leur propre vitesse. Pour Bridle, nous devons retrouver un temps qui nous aide à comprendre les changements en cours plutôt que de les accélérer. Il s’est ainsi intéressé à la vélocité du changement climatique, à quelle vitesse notre monde se transforme. Cette vélocité nous indique la vitesse à laquelle nous devrions bouger pour que les conditions dans lesquelles nous vivons restent les mêmes. Cette vitesse n’est pas la même partout. Elle est plus rapide dans les lieux humides ou les déserts. De nombreuses espèces ne pourront s’adapter au changement ni bouger suffisamment vite. La vitesse du changement climatique a été évaluée à 0,42 kilomètre par an, soit 115 centimètre par jour. C’est la taille d’un bambou peint en blanc que Bridle a posé dans son jardin (une photo est disponible dans cet article du Financial Times sur le livre de Bridle). C’est la distance que les plantes de son jardin devraient parcourir chaque jour pour pouvoir continuer à vivre dans les mêmes conditions. Fort heureusement, les plantes se déplacent : 10 à 15 km par décade ! A croire que les arbres s’adaptent au changement climatique plus vite que nous. Les plantes sont juste des animaux très lents, comme le dit le botaniste Jack Shultz. Notre mesure du temps ne nous permet pas de saisir, de penser à celle du monde. Pour cela, nous devons changer notre façon de voir. Non pas tant en distinguant les choses entre elles, comme nous l’apprend la science, mais en recherchant leurs connexions, comme nous l’apprend l’écologie. Nous avons besoin d’un macroscope plus que d’un microscope. “Nous choisissons trop souvent de regarder du mauvais côté, pas nécessairement dans la mauvaise direction, mais avec de mauvaises intentions.” Notre intention – la façon dont on choisit de regarder – informe de ce que l’on voit.
L’internet est né de la paranoïa de la Guerre froide et de l’idéologie californienne, entre pouvoir militaire et entrepreneurial. Pas étonnant qu’ils aient produit une structure capitaliste de violence et de surveillance jusqu’au cœur même de ses fonctions et de son code. Mais nous pouvons encore le détourner, à l’image de l’utilisation de radars militaire pour l’ornithologie. Les technologies, parce qu’elles ont des capacités perceptives parfois bien supérieures à nous, peuvent nous aider à changer notre vision, à regarder le monde autrement, selon une plus grande échelle, une plus grande perspective. Bridle démultiplie les exemples de nos relations aux autres intelligences, en évoquant par exemple nos relations langagières avec d’autres espèces animales, comme notre langage est aujourd’hui contraint par celui des machines. Nous leur parlons comme nous avons toujours parlé à d’autres espèces, tentant de trouver les modalités d’une communication commune. Parler à d’autres, trouver les moyens de communiquer différents, reste un moyen d’apprendre à faire un monde plus qu’humain. Or, nos machines partagent le même langage basique, même si on les utilise souvent sans comprendre ce qu’elles font et trop souvent en acceptant sans critique le monde qu’elles nous proposent. Notre croyance dans la calculabilité est violente et destructrice, elle attribue des valeurs à ce qui peut être compté et donc décidé, oubliant tout ce que l’on ne sait pas compter. On ne produit pas de décision sur ce que l’on ne sait pas mesurer.
Pour Bridle pourtant, l’indécidabilité n’est pas une barrière à la compréhension, mais doit être un signe, une alerte que nous touchons quelque chose. Nous pensons que tout est un problème de décision et nous traitons le monde comme quelque chose qui doit être calculé. “Nous pensons que les machines vont nous donner des réponses concrètes sur le monde, sur lequel nous allons pouvoir agir, tout en conférant à ces réponses une logique d’irréfutabilité et une impunité morale”. Au final, nous forçons le monde à se conformer à nos représentations. Les bases de données qui trient et y échouent, les marchés financiers qui se crashent et appauvrissent, les algorithmes qui surveillent et jugent… sont autant de machines de décision qui tentent de dominer le monde en en produisant des modèles pour créer des décisions basées sur ces modèles.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, rappelle-t-il. Le principe de la cybernétique consistait bien plus à s’adapter au monde qu’à l’anticiper et le contrôler, tout comme le cerveau n’est pas tant une machine à penser, mais une machine à agir. La cybernétique cherchait bien plus à être adaptative qu’à être pré-programmée. Nous avons produit des outils complexes qui accumulent d’incroyables quantités de connaissances sans nous permettre de résoudre le monde, au contraire. Dans nos tentatives d’assurer l’ordre et d’établir des vérités sur l’excessive complexité du monde, nos incertitudes se sont plus développées que nos certitudes, nous laissant plus paralysés, plus apeurés, plus en colère que jamais et plus démunis face à des systèmes opaques d’oppression et de contrôle. Nous devons retrouver la voie vers des machines qui nous permettent de négocier avec l’inconnu, qui se reconfigurent avec les changements sans nécessairement nous amener à comprendre la nature de ces changements, qui nous permettent de mieux nous adapter au monde plutôt que de mieux le comprendre, à l’image des propriétés de certains champignons capable de résoudre le problème du voyageur de commerce mieux que nos ordinateurs ou des formes robotiques douces, capables de s’adapter aux contraintes du monde, ou des formes d’informatiques liquides, comme ces maquettes géantes pour reproduire le Mississippi… explique Bridle depuis des exemples toujours variés et étranges. Pour lui, l’enjeu n’est pas que l’informatique rende le monde connaissable, mais qu’elle permette de mieux le partager plutôt que de mieux se l’approprier, de faire que les systèmes demeurent lisibles par tous plutôt que seulement par quelques-uns, à l’image du Moniac, un ordinateur hydraulique imaginé pour faire comprendre l’économie. “Tous les ordinateurs sont des simulateurs. Ils intègrent des modèles abstraits de certains aspects du monde que nous mettons en route – en oubliant immédiatement qu’ils sont des modèles. Nous les prenons pour le monde lui-même. On peut faire le même constat avec notre propre conscience, notre propre umwelt. Nous nous trompons sur nos perceptions immédiates comme si elles étaient le monde tel qu’il est – alors que notre attention consciente est un modèle sur le moment (…). Notre modèle interne du monde, notre conscience, façonne le monde de la même façon et de façon aussi puissante que le fait un ordinateur. Nous essayons de faire que le modèle ressemble au monde et que le monde ressemble au modèle (…). D’abord nous modélisons le monde puis nous tentons de remplacer le monde par le modèle. Nos esprits aussi, sont des machines de simulation qui deviennent des machines à décider (…). La bonne question à se poser alter est plutôt quelles sont les caractéristiques des modèles – et donc des machines – qui rendent le monde meilleur ?” En fait, éclaire-t-il très justement, nous produisons tout le temps des modèles que nous éprouvons jusqu’à leur limite, jusqu’à ce qu’un autre produise un autre modèle, plus éclairant… Comme si par nature, dans ces modèles, notre compréhension du monde était toujours imparfaite.
Leviers pour une écologie des technologies
Pour y parvenir, Bridle nous invite donc à construire nos machines autrement, selon d’autres principes et pour d’autres objectifs. Bridle plaide pour des machines non-binaires, décentralisées et sans-savoirs (unknowing). Non-binaires, c’est-à-dire qui ne puissent jamais être capables de couper le monde en deux catégories, qui ne produisent jamais de simplifications trop excessives pour mieux nous aider à penser la complexité. Décentralisées, c’est-à-dire qui ne puissent être centralisées, et donc être toujours scrutées et critiquées, comme l’open source, c’est-à-dire capables de changer la topographie même des relations de pouvoir. Enfin, sans-savoirs signifie reconnaître les limitations de ce que nous pouvons connaître et le traiter avec respect plutôt que de chercher à l’ignorer ou l’effacer, c’est-à-dire produire des machines capables de se réviser et de se réécrire depuis leurs propres erreurs ou capables de gérer des formes d’incertitudes, à l’image du Roachbot du designer Garnet Hertz, où un cafard contrôle un petit robot mobile (entraîné à le faire, mais pas dominé pour le faire).
Pour Bridle, ces nouvelles machineries auxquelles il aspire visent à démanteler les formes extractivistes et de domination de nos machinations actuelles : de créer des machines qui ne visent pas à prendre le dessus sur d’autres, de favoriser des formes coopératives, de libération et d’empuissantement mutuelles. Mettre fin à nos tentatives à dominer le monde, comme nous l’avons fait avec nos machines, en brisant le monde en composants que nous avons rassemblés dans des machines pour assouvir cette domination. En nous demandant comment tout fonctionne, nous tentons de subordonner ce tout à nos seules fins et nous avons utilisé la connaissance pour oppresser et supprimer l’agentivité des autres, de tous les autres… sans voir qu’à terme, c’est notre propre autonomie que nous rendons impossible.
James Bridle mobilise encore d’autres leviers pour cette nouvelle écologie des technologies : l’aléatoire, la solidarité et l’interconnexion.
Il y a une chose que nos machines savent très mal faire, c’est de produire de l’aléatoire. C’est pourtant ce que nous savons très bien faire, à l’image du klérotèrion, cette machine à tirage au sort de la démocratie athénienne, qui nous rappelle que l’aléatoire, le tirage au sort, sont à la racine même de l’égalité radicale. Incapables de produire de l’aléatoire, nos machines sont donc incapables d’être de réels agents d’égalité. Pour nos ordinateurs, l’aléatoire est généré par des programmes qui le simulent. Bridle rappelle longuement l’histoire de ces simulations. En fait, les ordinateurs ne sont pas capables de produire de l’aléatoire sans aide extérieure. Pour y parvenir, on les connecte à diverses sources d’incertitudes, comme la mesure des fluctuations de l’atmosphère. Pour Bridle, l’importance de l’aléatoire a toujours été sous-évaluée. Darwin lui-même a surévalué le rôle de la sélection naturelle alors que sans production de modifications aléatoires des gènes, cette sélection n’aurait pas lieu. Dans la nature, les mutations sont la règle plus que l’exception. L’essentiel de nos outils technologiques visent pourtant à réduire voire à nier l’aléatoire. Ils cherchent bien plus à réduire le hasard qu’à l’étendre. Nos outils, du GPS aux systèmes de prévision météo visent avant tout à limiter le hasard et l’incertitude. Pour Bridle, l’aléatoire et le hasard sont de bons leviers pour réintégrer l’incalculable, tout comme le tirage au sort en politique permet d’élargir les points de vues et les expériences pour produire de meilleures réponses à la complexité.
L’aléatoire n’est pas la seule piste que nous devrions utiliser. La solidarité est également un levier. D’abord parce qu’elle est une activité politique première : à l’image de l’entraide qu’évoquait Kropotkine, elle est un lien entre la coopération et la réciprocité. La solidarité et la sociabilité sont parmi les plus forts moteurs de nos actions et nous montrent que nous partageons un monde commun. La cohésion sociale montre combien elle est critique pour assurer la survie collective. En ce sens, elle est une forme de politique en pratique que pratiquent même les animaux (là, Bridle explique et pointe vers des études passionnantes sur comment les abeilles, les pigeons ou les bisons prennent des décisions en commun !). La solidarité avec le vivant, sa défense et la reconnaissance de ses droits, sont autant de moyens de renforcer nos liens avec le monde, de l’inclure plus que de le dominer. Même chose pour les machines. “La bonne action ne dépend pas tant de la pré-existence de la bonne connaissance – une carte des rues ou une hiérarchies des vertues ) que de prévenance et d’attention”, explique-t-il en parlant des voitures autonomes. C’est le même problème qu’on trouve dans le dilemme du Trolley, rappelle-t-il. En nous focalisant sur le résultat, le problème ignore les décisions qui y mènent, c’est-à-dire la culture qui nous y conduit. Il nous rappelle que nous ne pouvons pas contrôler toutes les conséquences, mais qu’on peut travailler à changer notre culture. Pour le dire autrement : les processus technologiques comme l’intelligence artificielle ne construiront pas un monde meilleur par eux-mêmes. Ce à quoi ils doivent nous aider, c’est à mettre à nu le fonctionnement moral d’un monde plus qu’humain auquel nous aspirons. L’attention sur les dilemmes éthiques cache toujours des problèmes plus larges : plus politiques que ce à quoi ils sont réduits. Mettre la solidarité au cœur de notre relation avec la technologie permet là encore de modifier nos attitudes, et notamment de combattre l’opacité et la centralisation qui sont au centre de leurs développements actuels. C’est la raison d’être d’une écologie des technologies. Pour y parvenir, nous devons élargir notre regard, nous invite à nouveau Bridle, comme si c’était là le mantra principal de l’artiste. Il termine son livre en nous racontant comment s’est développé un internet des animaux, qui n’est pas un internet pour les animaux, mais comment les technologies ont été adaptées pour élargir notre compréhension des animaux. Il évoque l’histoire de la surveillance radio des animaux sauvages, comme les loups, qui ont changé notre compréhension de ce que nous pensions être leur territoire et de leurs interconnexions avec d’autres communautés de leurs semblables. Des découvertes qui ont changé notre approche de la préservation animale, à l’image du programme Y2Y d’extension du parc de Yellowstone, né d’une coopération entre loups, chercheurs et satellites. L’attention à la vie plus qu’humaine exige que nous pensions au-delà de nos sens et sensibilités, pour tenter d’imaginer l’umwelt des autres êtres vivants. Pour cela, nous devons travailler de concert. L’internet plus qu’humain doit nous mener à co-créer le futur au-delà de nous-mêmes. Nous devons écouter le monde plutôt que le disséquer. Nous ne saurons pas tout pour autant. Les animaux et le monde que nous devons mieux écouter ont également un droit à être laissé tranquille, comme nous nous attribuons à nous même le droit à l’oubli. Pour Bridle, l’ennemi n’est pas la technologie, mais les inégalités et la centralisation de pouvoir et de connaissance qu’elle produit. “Il y a d’autres moyens pour faire de la technologie, comme il y a d’autres moyens pour faire de l’intelligence et de la politique. La technologie, après tout, est seulement ce que nous pouvons apprendre à faire”.
On pourrait presque conclure ici, l’étonnant livre de James Bridle. Pourtant, dans sa conclusion, Bridle nous retourne à nouveau le cerveau en évoquant les fermes à métal. Les fermes à métal consistent à cultiver certaines variétés de plantes (les plantes hyperaccumulatrices) capables de pousser dans des sols riches en métaux, pollués, qui utilisent ces métaux pour pousser et le stockent dans leurs feuilles ou leurs racines. Non seulement elles nettoient les sols, mais ce métal peut également être récolté, avec une concentration qui est parfois plus riche que la concentration de métaux qu’on trouve dans la terre elle-même. On parle désormais d’Agromining ! Bien sûr, reconnait Bridle, cette production ne suffira jamais à combler nos besoins : elle est peu efficace et très lente. Mais pour Bridle, il y a là un exemple de plus à porter à sa thèse. La géo-ingénierie traditionnelle qui consiste à démultiplier un comportement prédateur devrait pouvoir imaginer sa propre refondation. Notre futur commun nécessite bien moins de superpuissance industrielle et bien plus de coopération avec le monde tel qu’il existe… Encore faut-il que nous nous y intéressions avant qu’il ne disparaisse. C’est ce à quoi nous invite le regard décalé de Bridle.
Si le livre de Bridle prend parfois des accents de gourou, son livre agite des rencontres improbables, nous invite à dépasser nos idées et nos expériences… A certains, le livre de Bridle paraîtra anecdotique, déconnecté des réalités. Et il l’est en partie. Comment croire une seconde que l’avenir de l’informatique doit suivre l’exemple de robots-cafards, doit s’ouvrir à l’incertain ? Mais de l’autre, la voix qu’il fait entendre et la voie qu’il trace nous rappellent un problème de fond : le déploiement d’un modèle informatique unique est une impasse profonde. Prenons au moins l’appel de Bridle pour ce qu’il est ! Celui d’appeler à une plus grande diversité de l’informatique comme un projet nécessaire, essentiel… qui mériterait plus d’intérêt en tout cas qu’un simple déni. Aux autres, plongez dans l’étonnement, vous ne le regretterez pas !