C’est encore loin les communs ?

Je suis toujours frappé de constater combien les services publics sont peu démocratiques. Bien souvent, les usagers y sont totalement absents. On ne leur demande jamais leur avis – et quand c’est le cas, c’est toujours pour des choses insignifiantes, dans des formes dites participatives qui ne sont rien d’autres que consultatives. Quant à avoir une place dans les décisions qui sont prises pour eux, je pense que nous sommes nombreux à la chercher encore. Les usagers sont au mieux sur le strapontin, toujours au menu, mais jamais à la table des décisions. Quand ils disposent d’une représentation, tout est fait pour qu’elle soit minoritaire. Le mantra du « pas pour nous sans nous » des associations historiques du handicap et du soin réclame un droit que l’on ne trouve nulle part.  

La tradition autoritaire du service public

Couverture du livre de Thomas Perroud.

Le professeur de droit public Thomas Perroud (@PerroudThomas) vient de publier un livre qui cherche à comprendre pourquoi la France est si frileuse en la matière, pourquoi la démocratie administrative demeure si loin de nos pratiques. Dans Services publics et communs : à la recherche du service public coopératif, Perroud rappelle que le service public a pris son essor dans une conformation autoritaire qui a toujours laissé peu de place à la parole des usagers comme des agents. L’administration considère son public comme des enfants. Pour Perroud, cela explique combien nous sommes en retard dans le renouvellement des rapports entre l’usager et l’État, combien nous ne parvenons pas à produire le moindre commun. Perroud nous aide à comprendre pourquoi « le projet démocratique n’a pas pénétré profondément l’État ».

Dans le pays « le plus animé par l’idée d’égalité, le rapport à la puissance publique est probablement le plus inégalitaire dans son vécu ». Ce n’est pas un hasard si les services publics sont au cœur des espaces disciplinaires chez Foucault. D’une manière contre-intuitive, la réflexion sur la démocratie économique semble avoir été plus vivace que la réflexion sur la démocratie administrative, même si la forme coopérative qui en est sortie est restée très marginale.

Perroud nous invite à dépasser la sempiternelle et superficielle question de la participation, pour aller un cran plus loin, et nous intéresser à la co-décision, c’est-à-dire au partage du pouvoir administratif avec les usagers. Et je pense qu’il a tout à fait raison, la question de la consultation finalement nous enferme dans un espace où l’usager est toujours dépossédé. L’école souhaite faire des jeunes des démocrates sans jamais leur concéder l’expérience du pouvoir. A l’heure où les mouvements environnementaux interrogent plus que jamais la verticalité des services publics, pourtant, ni en France, ni en Europe d’ailleurs, les procédures consultatives ne débouchent sur un partage réel du pouvoir. Pour Perroud, si on ajoute à ces constats la privatisation des services publics et le fait que l’administration s’émancipe du contrôle parlementaire, « la légitimité démocratique des services publics devient inexistante ». 

Or, la démocratie ne fonctionne que si on l’exerce. Comme le disait déjà le constitutionnaliste Dominique Rousseau dans Radicaliser la démocratie (2015), cette radicalisation consiste à instaurer la démocratie partout, et notamment dans les institutions publiques et privées qui fonctionnent aujourd’hui sur un modèle autoritaire, et qui privent les citoyens de pouvoir. Nous devons faire que le public participe aux décisions et au contrôle. Pour Perroud, le tournant managérial dans l’administration a renforcé ses cadres au détriment des personnels et des usagers, rappelant que «l’organisation crée la domination par la spécialisation d’une classe de personne dans la direction »

Les processus de consultation, quand ils sont présents, procèdent du comptage des positions plutôt que de la compréhension des arguments, et les synthèses des contributions n’éclairent pas les décisions. Bien souvent d’ailleurs, les contributions ne sont pas prises en compte comme l’ont montré référendums, conventions citoyennes, budgets participatifs, Grenelles, Grands débats et autres refondations. 

Alors que le droit constitutionnel repose sur le principe démocratique, l’administration, elle, se structure sur un principe hiérarchique et élitiste. Perroud rappelle que le service public à la française est né, sous la IIIe République, de la peur du suffrage universel. Il sert un projet bourgeois : rendre le commerce avec l’État plus sûr économiquement. L’administration sert à rendre l’État responsable, à l’image du droit à la concession de service public, très déséquilibré. Le droit administratif met en place un espace administratif autoritaire et la notion de service public sert de notion légitimante, explique Perroud.

La consultation : un principe pour que rien ne bouge

Perroud défend une idée plus avancée du service public. A l’image du paritarisme, tel qu’il s’est longtemps exprimé avec la gestion des caisses de sécurité sociale ou les coopératives ouvrières et les premières caisses de prévoyance. Pourtant, le modèle coopératif pour la fourniture de service public est resté marginal, malgré la création des Scic en 2001. Le paritarisme est bien plus en train de disparaître que de se développer. Même le jury populaire, rare cas où la décision est remise entre les mains des citoyens, recule…  

En France, ce qui domine c’est l’exclusion du public de la gouvernance des institutions (« et donc de la définition des objectifs et du contenu du service »). La participation, phénomène minoritaire, est restée un « mécanisme de surface, uniquement destiné à relégitimer l’action publique ». La France mobilise comme nulle autre pourtant la pratique consultative et la figure du débat public, mais ces pratiques n’ont pourtant pas « modifié la relation administrative ».

La verticalité reste la caractéristique dominante de la relation à l’usager. La participation interne, celle des personnels, est un peu plus courante : mais elle ne concours « pas tant à la définition des objectifs du service d’ailleurs, qu’à la maîtrise des décisions qui les concernent ». L’emprise de l’État en France se traduit par « une attrition de la démocratie ».

Le service public contre l’esprit du commun

Quand le pouvoir semble partagé, les usagers ont à peine une place sur le strapontin, rappelle Perroud, en prenant l’exemple de la nationalisation d’EDF en 1946 et en montrant que son conseil d’administration est resté composé d’administrations, d’entreprises et gros clients (qui expliquent certainement le biais productiviste) et de représentants du personnels (mais essentiellement voire uniquement des cadres alors qu’ils étaient minoritaires dans l’entreprise). Le consommateur-usager, le public est totalement absent de cette gouvernance. 

Cette représentation du personnel est toujours “le miroir de la détention du pouvoir, pas du nombre”. Pour Perroud, ce n’est pas un principe démocratique, mais un principe élitiste qui imprègne la gouvernance. Le constat est cinglant, mais éclairant. La démocratie est absente. L’intérêt des plus démunis comme l’intérêt de la nature ou de l’environnement n’ont aucune place dans la gouvernance de ces structures. Même dans l’emblématique Railcoop, la représentation de l’intérêt de l’environnement n’est assurée par aucun représentant au sein de l’Assemblée générale. Les difficultés actuelles de la coopérative montrent en tout cas que la coopérative n’est pas une solution toujours suffisante. Comme le dit le journaliste Romaric Godin dans sa critique du livre, la question de la gouvernance ne suffit pas, il faut aussi trouver les mécanismes qui permettent d’isoler les communs de la prédation capitaliste.

Perroud prend d’autres exemples encore. Celui de l’enseignement mutuel, allant des lycées aux hôpitaux autogérés (notamment les hôpitaux psychiatriques comme celui de Laborde que dirigea Félix Guattari). Face à ces initiatives, pourtant stimulantes, l’État français n’a cessé de pratiquer la contention. Ces formes d’holacratie avant l’heure qui cherchent le partage du pouvoir sont restées limitées, notamment parce qu’elles ont été très contrôlées et vitupérées. Les collèges et lycées autogérés sont restés au nombre de 9 depuis 1983. Les écoles primaires Freinet sont passées de 20 à 23 en entre 2001 et 2021. Pour Perroud, ces exemples montrent combien « le service public à la française s’oppose radicalement à l’esprit du commun ».

Le commun : un levier pour redistribuer vraiment le pouvoir ?

Pour lui, le commun, qu’il explore dans la droite ligne des travaux d’Elinor Ostrom, est aujourd’hui l’idée la plus stimulante pour améliorer la démocratisation des institutions, notamment parce qu’il remet au centre la question de l’élaboration des règles de gouvernance et donc la redistribution du pouvoir. Pourtant, ces exemples stimulants, Perroud est contraint d’aller les chercher à l’étranger tant il n’en trouve pas trace chez nous.

Ostrom ne s’est pas intéressé uniquement à la gestion durable d’une ressource par une communauté, mais également à la coproduction des services publics. Il constate à sa suite que l’Etat et le marché ont bien souvent le même effet : « priver, exclure les communautés, la société, de la gouvernance du service ou de la ressource ». Alors que dans les communs la communauté attributaire est identique à celle fournissant le service, ce n’est pas le cas dans les services publics. « Les communautés concernées par le service public sont dépossédées des règles d’utilisation du service ». Pour Perroud, il y a 3 communautés mobilisées dans les services publics : les communautés attributaires, délibératives et de contrôle. La première est celle qui bénéficie du service : les usagers. La seconde est celle qui prend les décisions sur le service ou la ressource. La dernière est celle qui contrôle le respect des règles (et c’est ce contrôle qui assure les conditions de réussite du commun, explique Ostrom). Dans le cadre du service public, il y a certes des recours en justice et des agences de contrôle indépendantes, mais pas de communauté de contrôle instituées en tant que telles. Perroud rappelle aussi le rôle de l’accès. La question de l’accès et de sa gestion est essentielle dans la définition du commun, qui n’est pas un régime d’accès ouvert (ce qui n’est pas sans questionner sur la limite de l’open source d’ailleurs, comme le dit Ploum, soulignant que l’open source contribue à l’accaparement des communs). Dans le commun, l’accès est contrôlé par la communauté. Or, l’accès au service public n’est pas libre, c’est un bien rival. Si trop de gens ont accès à l’hôpital, celui-ci sature. L’accès libre et le sous-financement sont les deux tragédies du service public. Il rappelle également que nombre de communs ne sont pas nécessairement vertueux démocratiquement…

Malgré ces limites, les réflexions et les pratiques des communs sont des leviers pour régénérer nos conceptions du service public. Ils sont surtout un levier pour reposer la question démocratique. L’enjeu n’est pas qu’une question de partage du pouvoir, même s’il est essentiel, il est aussi un enjeu de protection contre l’arbitraire, explique-t-il très justement. Ils sont un moyen pour réfléchir à faire évoluer voire advenir la “non-domination”… (un terme qui semble anachronique, à l’heure où les discours sur l’évolution des services publics sont obnubilés par le contrôle sans que l’équité de ceux-ci ne soient garantis).

Pour Perroud : l’innovation démocratique a été évacuée de l’Etat. Il n’y a aucune utopie réelle française dans le livre éponyme du sociologue Erik Olin Wright par exemple. Les coopératives de services publics pour l’eau, les déchets ou l’énergie se sont démultipliées en Europe, notamment en Allemagne. En France, nous n’avons assisté qu’à une timide re-municipalisation. Ailleurs, les usagers sont propriétaires de ces nouveaux services publics ce qui leur assure un contrôle de leur organisation. Au Royaume-Uni, c’est l’Etat plus que les citoyens qui est le moteur du mouvement du service public ouvert (Open Public Services) et des coopératives sociales, comme dans le handicap. La comparaison du fonctionnement de ces nouveaux services publics avec le Conseil d’administration d’Eau de Paris est accablante. Ce dernier est composé essentiellement d’élus et de membres de l’administration de la mairie, quand Eau bien commun de Naples, sur ses 5 membres comprend 2 représentants d’association de l’environnement. A Paris, sur les 20 membres, le personnel n’a que 2 représentants, le monde associatif en a 3, un de l’UFC-Que choisir et un de France nature environnement. Pour Perroud, la gouvernance de l’eau à Paris est purement administrative, verticale. « C’est une excroissance de la Mairie plus qu’un commun ». Aucun nouveau modèle ici !

L’enjeu : partager le pouvoir

Partager le pouvoir avec la société est difficile, conclut Thomas Perroud. Ce qui est sûr, c’est que nous n’essayons pas grand-chose. Les alternatives sont timides. La consultation est reine. Le partage du pouvoir inexistant ou fantoche. Quand l’Etat délègue, il le fait en faisant appel au modèle privé, qui conduit surtout à la captation par le privé de la partie la plus rentable du service (comme l’explique le dernier rapport de Nos Services Publics). Le principe démocratique devrait toujours être un objectif de service public, rappelle le professeur de droit. « L’intérêt central du commun est non seulement d’apprendre la démocratie et l’égalité, mais aussi d’apprendre à l’individu à orienter son comportement par des motifs alignés sur l’intérêt général ». C’est par la démocratie qu’on apprend à prendre soin des autres, à tenir compte des autres. C’est par la démocratie qu’on apprend la démocratie.

Le constat de Perroud est pourtant inquiétant. A le lire, construire des services publics différents, en France, semble impossible. En travaillant sur Parcoursup actuellement, je me rends bien compte que les publics sont totalement évacués du système de décision. Tout le long des réformes Blanquer qui ont mis en place Parcoursup et la réforme du Bac, nul n’a été consulté. Ni les professeurs ni les élèves n’ont eu voix au chapitre. La seule chose sur laquelle nous avons été consultés, c’est le nom de Parcoursup ! Illustration criante du consultativisme sans horizon qui nous est proposé. Or, je pense qu’on ne peut pas construire des systèmes publics qui ont un tel impact sur les gens et leurs vies sans d’abord organiser un système d’écoute spécifique (c’est-à-dire des formes de participation et pas seulement de consultation), mais plus encore sans donner aux usagers des représentations et du pouvoir de décision pour infléchir le système. On pourrait dire la même chose aujourd’hui de la Caf, de Pôle emploi… où les décisions sont uniquement prises par le politique, sans que jamais les usagers n’y participent et plus encore ne co-décident ou ne contrôlent… Perroud nous invite à un élargissement démocratique. Il n’y a pas de commun sans partage du pouvoir, rappelle-t-il. Il n’y a pas de service public sans pouvoir du public pourrait-on ajouter. Il nous invite finalement à élever nos exigences. Il nous invite à refuser de continuer à être consulté si nous voulons décider et peser dans la décision. A demander une place à la table des décisions d’abord, et à refuser les strapontins. Il nous rappelle que les communs sans pouvoir ne sont pas des communs. Salutaire ! 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Thomas Perroud, Services publics et communs : à la recherche du service public coopératif, Le Bord de l’eau, 2023, 23 euros, 224 pages.

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