Dans les paradoxes du soutien à l’innovation

La couverture du livre de Xavier Jaravel.

A l’image de son titre, c’est un étrange petit livre que ce Marie Curie habite dans le Morbihan (La République des idées, Le Seuil, 2023, 114 pages, 11,8 euros), signé de l’économiste Xavier Jaravel. L’auteur pose la question de la contribution de l’innovation aux inégalités… et répond un peu par des pirouettes, il me semble. Certes, sur le temps long, les innovations que nous avons connu depuis la révolution industrielle nous ont été bénéfiques, mais sur le temps court… c’est certainement un peu plus compliqué à évaluer ! 

On le sait, les rendements d’échelles favorisent la concentration des fortunes au détriment de l’innovation elle-même, puisque les leaders ont surtout tendance à verrouiller leurs marchés. Certes, les entreprises qui innovent et automatisent ont plutôt tendance à embaucher que le contraire – mais James Bessen nous rappelle que cette croissance par l’emploi est souvent passagère. Pour Jaravel, l’innovation semble donc avoir peu d’effet sur les inégalités car elle produit plutôt une hausse de la demande de travail, même si bien souvent, elle dégrade les conditions de travail, concède-t-il. Vive l’innovation donc !, et passez votre chemin !

Pourtant, il concède que si les technologies aggravent les inégalités, c’est peut-être plus du côte dé la consommation que de la production. “Les gains de productivité ont été plus élevés pour les produits qui ciblent les ménages aisés”. L’innovation se concentre surtout sur les produits de luxe et profite d’abord aux plus aisés : l’innovation ne concerne pas vraiment les paquets de pâtes et comparativement, le prix de la puissance de calcul a bien plus évolué à la baisse que le prix de la baguette ! En ce sens, l’innovation amplifie les inégalités car elle ne touche pas équitablement tous les produits et donc tous les publics. La raison est assez simple : l’innovation se concentre sur les marchés solvables au détriment des autres. Mais plutôt que de dire que c’est au secteur public de soutenir les marchés délaissés et d’y innover, ou d’avoir des politiques qui favorisent l’innovation là où elle n’a pas lieu, Xavier Jaravel estime que si le marché de l’innovation est biaisé, c’est à cause de la sociologie des innovateurs qui sont bien trop privilégiés. Ce n’est pas faux, bien sûr, mais le principal levier est-il là ? Oui, l’innovation se concentre dans les bons milieux : les innovateurs innovent d’abord pour des consommateurs qui leurs ressemblent, d’où nombre de discours pour favoriser la diversité dans les secteurs innovants… au risque que ce soit parfois un positionnement assez feint, qui vise plus à promouvoir une image que des responsabilités. Ceux qui ne sont pas du monde de l’innovation ont toutes les peines à trouver les réseaux et les financements pour innover justement. Reste à savoir si c’est la politique de soutien à l’innovation qu’il faut élargir pour qu’elle vienne aider d’autres formes d’innovation, et notamment celles délaissées par les entreprises, ou si au contraire, il faut améliorer la sociologie des innovateurs et encourager les “innovateurs ordinaires”, qui sont bien souvent la réalité de l’innovation. Est-ce qu’il faut améliorer d’autres formes d’innovation ou est-ce qu’il faut élargir l’assise de l’innovation technologique pour qu’elle touche d’autres publics ?

La politique d’innovation est soutenue, mais souvent peu différenciée. Le Crédit d’impôt recherche, qui est l’une des principales mesures, ne permet pas vraiment d’orienter l’innovation, puisqu’elle ne distingue pas vraiment les secteurs d’innovation et se contente d’apporter une réduction d’impôts aux entreprises qui innovent. Quant aux dispositifs fléchés vers certains secteurs (comme le plan France 2030), il reste surtout des dispositifs de l’entre-soi, qui orientent l’innovation vers des marchés solvables. “L’innovation est avant tout guidée par le marché et ses rendements d’échelle”. Et le financement de l’innovation va avant tout vers les innovations avec du potentiel de rentabilité. 

Pour améliorer l’innovation, il faudrait parvenir à s’extraire des propositions court-termistes, estime assez justement Xavier Jaravel. Il en balaye donc plusieurs qu’il réfute. Pour lui, taxer les plus riches ne fait que réduire l’innovation et n’est donc pas une solution d’autant que cela rapporterait sommes toutes assez peu. L’innovation multimillardaire n’est donc pas un problème… Ca me semble relever du tour de passe-passe, mais bon. Oubliez aussi le revenu universel qui viendrait aider les victimes collatérales des processus d’innovation (ah, donc il y a quand même des victimes des inégalités de l’innovation !) ! Quant à revenir à la planification… c’est un processus trop technocratique pour l’innovation ! Fermez le ban ! Qu’importe si un tiers de la baisse de la productivité totale de ces dernières décennies viendrait de la diminution de l’effort de recherche publique !  

Pour Jaravel, le principal levier pour améliorer l’innovation consiste à mieux former. L’enjeu de l’innovation est un enjeu éducatif ! C’est l’éducation qu’il faut améliorer, partout. A l’image du Morbihan, le département avec le plus faible taux d’enfants appelés à devenir ingénieurs, chercheurs ou thésards. Le monde de l’innovation est particulièrement mimétique : les enfants d’ingénieurs ont tendance à le devenir eux-mêmes bien plus que les autres. Pour Xavier Jaravel, il faut élargir l’accès à l’innovation. “Une parité parfaite entre femmes et hommes dans l’accès à l’innovation permettrait d’augmenter le taux de croissance annuel de la productivité du travail de 1% à 1,80%” Ce qui ne parait pas beaucoup, mais qui par effet de cascade permettrait d’augmenter le PIB de 18% en 25 ans, avec autant de recette fiscales en plus ! Faire monter les femmes et les individus issus des milieux défavorisés dans les métiers innovants permettrait de produire des innovations de produits qui cibleraient mieux les femmes et les ménages modestes. Pour Xavier Jaravel, les gains macroéconomiques seraient très élevés même si l’on ne se concentrait que sur les jeunes à très hauts potentiels – même s’il a un petit mot pour les filières techniques. Pour emmener plus d’élèves vers les carrières de l’innovation, il faut leur montrer des scientifiques et des ingénieurs femmes et de la diversité, et le mimétisme suffira ! Et l’économiste de proposer de multiplier les opérations de mentorat, de stages, les conférences… avec les associations dédiées qui doivent recevoir plus de moyens. Il faut sensibiliser aux carrières de la science et de l’innovation. Et doter d’objectifs à long terme : comme la parité et l’égalité territoriale dans l’accès aux filières scientifiques. “Démocratiser les carrières de la science et de l’innovation est la meilleure manière d’augmenter la croissance tout en réduisant les inégalités”, assène l’économiste. Certes. On ne peut pas dire qu’on en prenne le chemin, alors que notre système scolaire se délite et peine de plus en plus à produire l’élite scientifique à laquelle il aspire. La réforme du bac Blanquer a produit exactement le contraire, avec un décrochage des sciences et plus encore des jeunes femmes en sciences… Pour contrebalancer la décomposition scolaire, Xavier Jaravel met en avant des initiatives sympathiques mais tellement anecdotiques qu’on se demande s’il vit dans le même espace-temps que la plupart d’entre nous. 

On a l’impression à le lire que cette innovation éducative n’est quand même pas pour tous. Elle est pour ceux qui ont du potentiel, elle vise à améliorer l’orientation au bénéfice de certaines filières et pas d’autres, comme si l’innovation n’était qu’une question d’ingénierie et de science et qu’elle n’avait aucun intérêt ailleurs. Bref, derrière des idées qu’on pourrait largement partager, on ne se sent pas forcément très à l’aise avec l’angle des arguments que l’économiste mobilise. 

“Le déclassement éducatif mine la productivité”, qui n’est pas très bonne depuis les années 2000. Mais cette piètre productivité n’est pas à trouver dans la dégradation des rapports de travail et des conditions de travail, dans les processus de production, dans les difficultés d’accès aux financements tout tournés qu’ils sont vers des taux de rentabilité les plus hauts… Pour Xavier Jaravel, la France a un problème de capital humain liée à sa “piètre performance éducative”, notamment en mathématique. Et Jaravel de rappeler que les compétences socio-comportementales (capacité à coopérer, négocier, persévérer…) ne sont pas meilleures et que notre système est miné par la reproduction sociale et les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. Ici, Jaravel égratigne légèrement les réformes, comme le dédoublement des classes dont les effets sont trop faibles ou celle du bac et ses conséquences sur la baisse drastique des effectifs féminins en science. Jaravel propose là encore un lot d’action pour un secteur – l’éducation – qui je pense est surtout épuisé par des réformes incessantes, par exemple en ajoutant à tout cela des cours d’initiation à l’entrepreneuriat et à l’innovation. Pour Jaravel cependant, le problème de l’Education nationale n’est pas une question de financement, même s’il concède que des revalorisations sont nécessaires. Enfin, cette manière de ramener tous nos problèmes à des problèmes d’éducation m’énerve un peu, un peu comme s’il n’y avait qu’une seule cause à tous nos maux. 

Enfin, dans un dernier chapitre consacré à la démocratisation, Xavier Jaravel revient sur la nécessaire réduction des barrières réglementaires européennes qui rendent les marchés trop morcelés et empêchent les jeunes pousses de conquérir les marchés nationaux européens. Les startups préfèrent s’exiler aux US ou leur croissance est tout de suite plus large. L’économiste propose qu’on adopte un code du travail, du commerce et des impôts simplifiées pour les jeunes entreprises européennes – avec le risque que cela se fasse au détriment de ces 3 droits plutôt qu’au mieux disant. Il propose également de s’attaquer aux vulnérabilités des importations, celles où nous sommes extrêmement dépendants de pays extra-européens et pour lesquels nous devrions mettre en place une concertation européenne pour les lever. Enfin, il défend le développement d’organismes de délibérations en matière d’innovation. Nous ne disposons pas d’institutions adéquates alors que les citoyens doivent pouvoir orienter et façonner le changement technologique, explique-t-il en invitant à créer une enceinte citoyenne pour questionner le pluralisme algorithmique des réseaux sociaux ou la régulation de ChatGPT, mais aussi bien sûr pour décider de l’allocation de financements pour certaines innovations, notamment les moins portées par le marché. Enfin, l’économiste plaide pour une meilleure évaluation des politiques d’innovation, un soutien plus marqué au lancement et au prototypage. Mieux évaluer l’évolution des entreprises qui bénéficient de dispositifs de soutien afin de faire évoluer les dispositifs eux-mêmes, en renforçant les plus efficaces (sans que les critères de cette efficacité ne soient précisés… Parle-t-on d’une efficacité de rentabilité ? D’impact ? …). 

Il y a à boire et à manger chez Xavier Jaravel.  

Xavier Jaravel est certes nuancé et mesuré, il n’affirme jamais quelque chose sans quelques concessions. Reste qu’à le lire on a l’impression de beaucoup de pirouettes. L’économiste regarde le monde du haut d’un seul critère : l’amélioration du PIB, qui est sa vraie boussole. Les propositions sont très générales et peu ordonnées. Certes, il faut coordonner les dispositifs, mais lesquels font levier et lesquels n’en sont pas ? Même s’il a une petite phrase pour la formation professionnelle, l’angle de Jaravel semble quand même d’élargir l’accès aux formations d’excellence. Et les autres ? Et le reste ?… On ne sait pas trop. Le propos est suffisamment rond pour prêter à confusion, il part suffisamment dans des directions différentes pour être séduisant. 

Je reste pour ma part assez dubitatif. Tous nos problèmes aujourd’hui n’auraient pour seule origine que l’éducation qu’on n’a cessé de réformer et qu’on a complètement dévitalisée. Pas sûr qu’en rajouter une couche suffise pour permettre à l’innovation d’arrêter d’être fermée sur elle-même. Très surprenamment, le livre vient d’obtenir le prix du livre d’économie, qui est certainement plus la marque de l’influence de son auteur que de l’originalité de son propos. Certes, l’éducation ne peut pas rester le parent pauvre de notre système social, mais une fois qu’on a dit cela que fait-on ? Ce que nous disent les derniers chiffres de Pisa, c’est que pour améliorer notre performance éducative, nous devons nous attaquer à ce qui les mine et que les rapports dénoncent depuis longtemps : les inégalités. Depuis 2015, Pisa propose des solutions au déclassement français, à savoir améliorer la mixité des établissements et la formation des enseignants. Deux préconisations soigneusement écartées à chaque mesure post résultats Pisa, au profit d’une sélection et d’une orientation plus précoce qui renforce les inégalités scolaires, comme l’expliquait récemment Paul Devin ou le collectif Nos services publics. Xavier Jaravel dit que l’innovation passe par l’école, pourquoi pas. Mais quelle école ? Le livre n’y répond pas. 

Hubert Guillaud

Xavier Jaravel, Marie Curie habite dans le Morbihan, Démocratiser l’innovation, Le Seuil, La République des idées, 2023, 128 pages, 11,80 euros.

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