Une Silicon Valley, plus de droite que de gauche

“Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley” : Tèque n°4.

En devenant enfin thématique, le 4e numéro de Tèque réussit assurément sa mue. Loup Cellard et Guillaume Heuguet y livrent une intéressante critique de l’idéologie californienne (portée notamment dans le livre éponyme de Richard Barbrook et Andy Cameron, mais également par Fred Turner dans Aux sources de l’utopie numérique). Ils rappellent fort justement que le pouvoir économique de la Silicon Valley précède de loin le moment hippie et que Barbrook et Cameron sous-estiment particulièrement le rôle de l’industrie technologique et des fonds d’investissement qui lui sont bien antérieurs. Le positionnement technologique de la Silicon Valley a d’abord été porté et est encore porté par des notables, des personnalités autoritaires, des investisseurs qui ne partagent en rien les idéaux communautaires. Les cadres de la Valley ont toujours bien plus tenus de bourgeois réactionnaires que de socialistes libertaires. Le darwinisme et l’eugénisme, c’est-à-dire le fond très réactionnaire des industriels de la Valley, n’est pas que le fait d’un Musk ou d’un Bezos, mais se retrouvent en continue chez tous ceux qui ont fait la Silicon Valley depuis le 19e siècle (comme le montrent d’ailleurs Timnit Gebru et Emile Torres dans leur dernier article pour First Monday sur l’idéologie de l’IA). Les élites californiennes ont toujours porté peu d’attention à l’égard du prolétariat qu’ils ont toujours largement exploité.

Dans ce numéro, on découvre également une belle contribution de Fred Turner qui critique la notion de prototypage, qui rappelle combien elle est enracinée dans la pratique ingénieure comme dans la théologie protestante, et combien ceux-ci permettent de produire des récits permettant de fusionner des orientations commerciales et politiques. Par le prototype, les ingénieurs deviennent des ministres du culte ingénieurial, capables de proposer des mondes sociaux idéaux, à leur propre gloire. 

Charlie Tyson dresse, lui, un passionnant portrait de Peter Thiel, symbole réactionnaire de la Silicon Valley, qui fait se rejoindre ses stratégies d’investissement et ses combats idéologiques, pour imposer au monde les uns comme les autres. 

Le sociologue de la finance, Fabien Foureault, lui, explique dans un excellent papier combien la technologie a permis de construire des machines financières pour dépasser la stagnation capitaliste, notamment en permettant de développer le capital-risque qui n’a cessé de se construire comme s’il était la seule réponse aux crises du capitalisme contemporain. Pourtant, le capital risque a intrinsèquement un caractère dysfonctionnel. Il favorise les emballements et effondrements, peine à inscrire une utilité sociale, et surtout, ses performances financières restent extrêmement médiocres selon les études longitudinales. “L’économie numérique, financée par le capital-risque, a été conçue par ces élites comme une réponse au manque de dynamisme du capitalisme tardif. Or, on constate que cette activité se développe en même temps que les tendances à la stagnation et qu’elle n’arrive pas à les contrer.” Sa contribution à la croissance semble moins forte que le crédit bancaire et le crédit public ! “Le rendement de la financiarisation et de l’innovation est de plus en plus faible : toujours plus d’argent est injecté dans le système financier pour générer une croissance en déclin sur le long-terme”

On y trouve également un extrait du livre de Ruha Benjamin (Race after technology, dont j’avais longuement parlé), qui nous rappelle que le design tient surtout d’un projet colonisateur, qui ne parvient pas à accompagner l’émancipation.

Un autre extrait de livre, celui de Orit Halpern et Robert Mitchell, The Smartness Mandate, MIT Press, 2023), vient discuter des limites de l’injonction à créer un monde parfaitement optimisé, qui vient renouveler la logique de la promesse, sans ne plus proposer aucun progrès. Ils rappellent que les machines et les algorithmes sont devenus les principes d’une gouvernance rationnelle qui cherche toujours à s’adapter aux transformations. Ils rappellent que l’optimisation ingénieuriale signifiait obtenir “la meilleure relation entre les performances minimales et maximales au sein d’un système”, c’est-à-dire une mesure relative au système étant donné ses buts et contraintes, offrant le plus de bénéfices. Mais depuis, cette optimisation pour elle-même a surtout montré ses limites et ses échecs. Elle a produit des solutions pour certains mais pas pour tous. Les deux auteurs soulignent que cette optimisation repose sur la logique de dérivation, propres aux produits dérivés financiers, c’est-à-dire, à produire des dérivés de données pour automatiser, en prenant par exemple en compte des signaux qui ne devraient pas être pris en compte pour construire des systèmes, en ajoutant ainsi aux systèmes d’information des voyageurs, des dérivés qui ne reposent pas seulement sur l’information dont on dispose sur ceux-ci pour mesurer le risque, mais sur d’autres facteurs comme le temps séparant l’achat d’un billet du départ, le fait qu’il soit réglé en espèces, etc. Les dérivés des systèmes d’information permettent “de se prémunir contre les risques sans se retrouver légalement responsables des instruments instables” produits, comme c’est le cas avec les produits dérivés financiers. 

Enfin, le recueil se termine par un inédit de Dave Karpf, sur le longtermisme. Dont je ne retiendrais qu’une phrase pour illustrer les limites des développements technologiques actuels : “Nous sommes en train de brûler la forêt tropicale pour que les ordinateurs puissent faire des dessins animés à notre place”

Ce nouveau numéro de Tèque n’a pas qu’une couverture qui passe du blanc au rouge ! Je vous le recommande chaudement !

Hubert Guillaud

A propos de Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley, Tèque 4, 160 pages, 16 euros. 

Je vous avais déjà parlé de Tèque : du premier numéro, du second et du troisième.

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