Dans son dernier livre, Daniel Cohen livre une courte et claire synthèse de l’évolution du monde depuis les années 60, pour éclairer les transformations actuelles. Que s’est-il passé pour que nous soyons passé d’une contestation de gauche à une contestation identitaire du monde ? Pour que nous soyons passé de l’espérance à la nostalgie ?
Cette petite histoire, rapidement brossée à l’avantage de sa grande clarté. Pour Daniel Cohen “en lieu et place d’un affrontement entre émancipation et tradition, on a assisté à un grand schisme entre les gagnants, autonomes, affranchis des conventions et les perdants, cherchant dans la tradition une protection qu’elle ne pouvait leur apporter”. Avec la crise économique, nous avons perdu l’espérance de pouvoir nous arracher du travail pour “jouir sans entrave”. La révolution conservatrice et morale qui succède à la crise sera elle aussi trahie par le triomphe de la cupidité et l’explosion des inégalités. L’idée de société postindustrielle enfin, où l’homme pourrait s’occuper de lui-même, n’est pas advenue. La raison en est simple, pointe Danel Cohen : la croissance n’a pas été au rendez-vous. Les services à la personne ne permettent des gains de compétitivité que marginaux… même si c’est là qu’il se concentrent tout entier, notamment via les entreprises de technologies.
Les nouvelles technologies ont élargies la base sociale du capitalisme, offrant à toujours plus de monde ces objets qui était avant l’apanage de quelques-uns. Le dernier espoir croissantiste repose sur la société digitale : “pour trouver du “rendement”, elle exige de chacun qu’il entre, comme un suppositoire, dans le grand corps cybernétique, pour devenir une information qui puisse être traitée par une autre information”. Tout ce qui ne bénéficie pas des rendements d’échelle est laissé aux shits jobs et à la charge des consommateurs, alors que les emplois à forts rendements, ceux des “manipulateurs de symboles”, bien souvent s’envolent.
Daniel Cohen est fin et clair. Il souligne très bien que l’ennemi des classes populaires est devenu le “surmoi des élites de gauche”. L’idéal méritocratique n’a pas fonctionné. Il est même rejeté comme l’idéal d’élites souhaitant un monde à leur image. “L’insécurité économique est le principal vecteur de la déliaison sociale”, souligne-t-il encore.
Nous voici entré dans un âge entre apathie et radicalité, où l’addiction est le modèle de la vie quotidienne. Le monde technique abolit le futur, car il est lui-même son propre dépassement. Le monde technique est sans profondeur critique. Il a remplacé l’obéissance du monde productif, par l’injonction à la créativité. Mais au final il a surtout démultiplié les inégalités et renforcé la paupérisation des déconnectés. Cohen en appelle à un nouvel humanisme. Pas sûr que cela suffise à redonner un rapport de force plus équilibré au monde.
Hubert Guillaud
A propos du livre de Daniel Cohen, Il faut dire que les temps ont changé, Albin Michel, septembre 2018.