Du sens du travail

Le petit livre des économistes Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail est un ouvrage bienvenu en ces temps où tout le monde parle assez mal du travail. En s’intéressant à l’importance que ceux qui travaillent donnent au sens de leur travail, ils permettent de mieux comprendre ce qui dysfonctionne. Pour les deux chercheurs, l’appauvrissement du sens au travail explique pour beaucoup les difficultés actuelles de notre rapport au travail. Longtemps, nous avons accepté le travail en échange de sa promesse consumériste, c’est-à-dire la promesse qu’il nous permettrait de vivre et consommer comme on le souhaite. Ce n’est plus le cas, quand le pouvoir d’achat de la plupart des salariés stagne voire s’effondre. Le sens du travail lui-même se perd et s’appauvrit, notamment du fait de l’essor du reporting, du management par le chiffre et de la perte d’autonomie que cela induit. Nous sommes confrontés à un travail de plus en plus individualisé et qui, de ce fait, perd son sens collectif. Une dissonance se produit entre “deux conceptions de la qualité : celle, objective, instrumentale et chiffrée du management ; et celle, relationnelle et sensible, des destinataires”, pointant par là la dichotomie entre une activité définie par le management et de l’autre la même qui doit être en permanence négociée avec d’autres destinataires du travail, clients ou usagers. Enfin, ils relèvent une autre dissonance : entre le productivisme (“l’engrenage de la production”) et la crise écologique. Ils distinguent ainsi 3 niveaux du sens au travail : “l’impact du travail sur le monde (l’utilité sociale), sur les normes de la vie en commun (la cohérence éthique) et sur le travailleur lui-même (la capacité de développement)”

Couverture du livre de Thomas Coutrot et Coralie Perez : Redonner du sens au travail.

Les métriques qui se sont instillées partout empêchent le “travail vivant” au bénéfice du “travail mort”. Dans les entrepôts de logistiques, sous commande vocale, il n’est plus possible d’édifier une “belle palette”, soigneusement rangée. L’activité des travailleurs est réduite à un pur travail d’exécution qui doit suivre des process, des timing, des instructions sans pouvoir plus en dévier… C’est oublier que le travail ne se réduit jamais aux critères de qualités définis par le management : il faut compter sur l’importance de l’épanouissement, du jugement d’utilité ou de la cohérence éthique…Pour Perez et Coutrot, nous devons reconsidérer le travail à partir d’une conception politique : notre travail transforme le monde, nous transforme nous-même et questionne les normes politiques qui organisent la société en les reproduisant ou en les négociant. 

L’essentiel de leur court livre repose sur les enquêtes relatives aux conditions de travail de la Dares qui montrent que les professions peu qualifiées trouvent particulièrement peu de sens à leur travail (ouvriers de l’industrie, employés de commerce, employés de banque et d’assurance). Mais le sens au travail n’est pas l’apanage des professions supérieures non plus : aux tâches fragmentées des uns, répond le fastidieux contrôle du reporting des autres: Les professions du soin, du care, ceux qui travaillent en contact avec le public trouvent souvent plus de sens à leur activité que ceux qui se limitent à des fonctions productives. Par contre, si leur sentiment d’utilité sociale est plus fort, leur rapport aux conflits éthique, lui, est dégradé. Dans ces métiers, le fait de ne pas pouvoir apporter le soin nécessaire du fait des conditions de travail délétères pèse sur le moral. Quant au télétravail, soulignent-ils, il n’apporte pas de solution à la perte de sens, mais au contraire tend à favoriser l’éclosion des conflits éthiques. 

Les deux auteurs estiment que la question du sens au travail n’est pas un problème de riche, mais est une question largement négligée des politiques publiques comme des directions des ressources humaines. Les uns comme les autres continuent de faire comme si la seule motivation au travail était le gain monétaire. C’est ce que semblent dire également de plus en plus de Français : pour 45% d’entre eux, le seul intérêt du travail est le salaire (et ils n’étaient que 33% à le penser il y a 30 ans), mais cela traduit certainement bien plus la résignation et la dégradation du rapport au travail à l’heure où tout ce qui le protège est abattu, législation après législation. 

Pourtant, rappellent-ils très justement, les travaux de recherche montrent très bien que les allocations n’ont jamais eu l’effet qu’on leur prête : à savoir ne pas prendre un emploi parce qu’on bénéficie d’aides sociales. La plupart des gens reprennent un emploi, même quand ils y perdent sur le plan financier. Si gagner sa vie est important, l’utilité personnelle semble plus importante encore. La grande démission a montré que le sens concernait autant les moins diplômés que les plus diplômés. La valeur travail n’est pas en cause : tout le monde sait ce que le travail apporte (et certainement encore plus ceux qui n’en ont pas). Le problème, c’est qu’on ne cesse d’en réduire le sens, de réduire la part vivante du travail sous sa part morte. Les changements organisationnels en continue, les process, les objectifs chiffrés, le reporting… sont autant de technologies zombies qui produisent un rapport au travail flou, imprévisible, fragmenté, plus axé sur son rapport productiviste que sur sa réalité concrète… très éloigné des salariés. Les deux auteurs reviennent ainsi sur le développement du toyotisme, qui se voulait à l’origine un management par objectif assez favorable à l’autonomie au travail, alors qu’il a surtout produit une traçabilité et un contrôle permanent. Le numérique est ici bien en cause. En permettant de codifier et standardiser les tâches, de les surveiller, de produire des indicateurs… Il a largement participé à créer un travail hors-sol, un néo-taylorisme., qui détruit les marges de manœuvres individuelles comme collectives, à l’image des logiciels de tarification à l’activité du secteur hospitalier et médical. Au final, la dégradation du travail touche tous les secteurs du travail. 

Outre le conflit entre les objectifs et le sens, les transformations incessantes du travail, de son organisation (là encore facilitées par le numérique) sont vécues comme épuisantes. Le management par les chiffres produit une intensification et une fragmentation du travail qui favorise le désengagement et la perte de sens. L’organisation du travail et notamment la montée des contraintes qui pèsent sur lui, participe également de la perte de sens. Enfin, les questions écologiques remettent profondément en question les rapports productivistes. Beaucoup de métiers connaissent désormais des “conflits fonctionnels”.

Certes, certaines entreprises tentent de s’attaquer au problème, par exemple en développant des politiques de responsabilités sociales et environnementales (RSE), qui privilégient trop souvent les questions écologiques sur les questions sociales. Mais là encore, la fiabilité des indicateurs mis en place reste bien souvent douteux. Même la finance responsable pose problème, rappellent-ils : le secteur des énergies fossiles est bien plus souvent exclu des portefeuilles d’actions par prudence financière plus que pour des raisons climatiques, du fait de la dévalorisation probable de ces actifs à terme du fait de politiques plus restrictives… Quant aux entreprises à mission et aux formes plus coopératives encore, elles sont bien trop marginales pour représenter un changement. La codétermination ne suffit pas toujours à améliorer la soutenabilité écologique ni à réduire les conflits éthiques. Pour Coutrot et Perez (comme chez Carbonell ou Supiot), il faut aller plus loin dans la socialisation des entreprises : faire que celles-ci soient sous le contrôle des apporteurs de capital, mais également des salariés ainsi que des usagers et clients. Quant aux entreprises libérées, les deux chercheurs dressent le même constat que celui que dressait Danièle Linhart : si elle favorise l’autonomie professionnelle, permettant de choisir comment organiser son travail, bien souvent, elle ne permet pas aux salariés d’accéder à l’autonomie stratégique consistant à définir les finalités du travail, qui restent le profit. Dans ces entreprises, bien souvent, la libération tient surtout d’une intensification du travail là encore. La participation reste asymétrique… La sociocratie est encore bien loin ! Le néo-taylorisme numérique y est comme partout très présent, trop présent. 

La perte de sens au travail explique bien souvent la mobilité professionnelle. L’absence de possibilité de développement et d’utilité sociale sont les premières raisons qui poussent à partir, auxquelles il faut ajouter les exigences émotionnelles et le faible soutien hiérarchique. Si la perte de sens peut alimenter des démissions individuelles ou des contestations collectives , les auteurs soulignent encore que la question du sens est restée négligée par les syndicats (pas chez tous visiblement, les auteurs valorisent notamment la démarche revendicative (.pdf) mise en place par la CGT, qui consiste à élaborer une conception commune de la qualité du travail qui renforce la cohésion entre salariés et produit des résultats pour mieux négocier le rapport de force, à l’image de cette expérience dans un centre d’appel). 

Il y a 20 ans, les 35 heures, c’est-à-dire la réduction du temps de travail, ont été la dernière conquête syndicale. Sur tous les sujets relatifs au travail, nous sommes depuis plongés dans une régression qui semble sans fin. Partout, la discussion dans le monde du travail est vue comme une perte de temps, à l’image des réunions d’où rien ne sort vraiment que des consignes top-down nouvelles à appliquer. Ce rapport non démocratique, caporaliste au travail est assurément une impasse. Comme disait Supiot, sans justice au travail, c’est le travail lui-même qui n’est plus possible. Et les auteurs de rappeler que “les salarié.es soumis.es à des consignes rigides ou des tâches répétitives sont plus nombreux.ses à s’abstenir aux élections ou à voter pour l’extrême droite”. La perte de sens au travail à des conséquences directes sur la perte de sens de nos sociétés elles-mêmes. 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail : une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, “La République des Idées”, 2022, 160 pages, 13,5 euros.

Coincés dans Zoom, le livre

Vendredi 21 octobre paraîtra chez Fyp éditions, Coincés dans Zoom : A qui profite le télétravail ? (192 pages, 22 euros, disponible en pré-commande jusqu’à cette date à 19 euros sur la boutique de l’éditeur). Certains d’entre vous avaient peut-être lu la série d’articles que j’avais consacré, fin 2020, à l’essor et aux limites de la téléconférence que nous avions connu avec la pandémie de Covid-19. D’autres ont peut-être écouté l’épisode du Code à changé de Xavier de la Porte que nous avions consacré au sujet en avril 2021. Voici désormais le livre, qui en reprend la trame et l’enrichit. Et c’est toujours un plaisir de se dire qu’un nouveau format va permettre d’élargir le public.  

La couverture du livre, Coincés dans Zoom, en librairie dès le 21 octobre 2022.

L’idée qui m’a animé était d’abord de prolonger la réflexion sur ce qu’à pu signifier dans nos vies l’irruption brusque des outils de visioconférence, de revenir sur leur histoire et leur évolution. Tenter de comprendre ce que signifie ce moment particulier que beaucoup d’entre nous ont vécu (pas tous !). Tenter de comprendre où il nous emmène. L’irruption brutale d’un outil numérique dans nos vies n’est pas fréquente. Souvent, ils s’installent doucement, progressivement. C’est aussi cette accélération inédite que je voulais ausculter. Quelle promesse les outils de visio réalisent-ils pour que beaucoup d’entre nous se soient mis à utiliser un outil qui n’était pas vraiment dans les usages, il y a 3 ans ?  

Au plus fort de la pandémie, jusqu’à 10 millions de Français ont goûté au télétravail, un télétravail intensif et contraint, alors que jusqu’en 2020, sa pratique restait très limitée et très occasionnelle. Or, on le sait, ça ne s’est pas si bien passé, ou plutôt ça ne s’est pas très bien passé pour tous. Des écrans noirs des étudiants (auxquels la couverture rend hommage), à la Zoom fatigue, les outils de visioconférences ont bien plus révélé leurs limites qu’ils n’ont fluidifié les relations de travail. Si les outils de visioconférence ont bien accéléré le télétravail, il nous faut comprendre pourquoi. Loin d’avoir amélioré l’efficacité des réunions, la visioconférence a surtout permis aux catégories socioprofessionnelles privilégiées de s’affranchir de l’épreuve de la mobilité lorsque celle-ci est progressivement revenue. Zoom n’a pas amélioré la productivité des entreprises par ses qualités propres qui en ferait un outil magique du travail des cadres, mais il a permis à ceux-ci d’avoir un meilleur contrôle individuel de leur mobilité et de leur productivité.  

Si depuis la première vague, le télétravail a largement reflué, reste que cette pratique s’est durablement installée dans la vie des professions supérieures. Mais d’un outil d’autonomie, de confort, qui se présente comme éminemment social, les outils de visioconférences ont montré qu’ils n’étaient pas aussi sociaux qu’ils en avaient l’air, laissant sur le bas côté des autoroutes de l’information ceux qui n’avaient ni les codes de conduite ni la liberté de les utiliser comme ils le souhaitent. Face à la question de l’élargissement des publics et le constat de leurs difficultés, on a eu tendance à renforcer la surveillance et les contraintes, plutôt qu’à libérer les pratiques… pour produire un télétravail de plus en plus hybride, contraint, imposé, très contrôlé. D’une pratique qui se voulait sociale, les outils de visio sont en train de devenir des outils économiques et politiques comme les autres. Économiques, puisque le travail à distance et la visioconférence se sont imposés comme des outils pour réduire les coûts, pour améliorer les gains d’efficacité et les économies d’échelle : dans l’enseignement supérieur où il est en passe de devenir un recours banalisé, malgré les difficultés qu’il génère, comme dans les entreprises qui cherchent à trouver la modalité d’une utilisation équilibrée dans des organisations de travail très perturbées par tous les changements qui les frappent. Politiques, puisqu’il est mobilisé justement dans une acception libérale, permettant de dégrader les conditions d’enseignement comme de travail, en déportant toujours plus les coûts collectifs sur les individus, à l’image dont on l’envisage désormais, comme une solution pour pallier aux défaillances d’investissements face à l’envolée des coûts de l’énergie. Au final, on peut se demander si le télétravail n’augure pas d’un statut social du cadre en mode dégradé : un moyen d’améliorer les gains de productivité des professions supérieures, après avoir ratissé tous les gains de productivité qu’il était possible de faire sur les derniers de cordée. Symptôme de l’individualisation du travail, il renforce la précarisation et la déqualification du travail des cadres par leur mise à distance, entre ubérisation et précariat. 

Le propos que je défends dans cet essai, c’est que Zoom, malgré sa grande simplicité, n’est pas un outil adapté à tous. C’est le constat que dresse également Eszter Hargittai (@Eszter) dans un livre à paraître sur le sujet, Connected in isolation, qui souligne que les visioconférences ont surtout bénéficié à ceux qui étaient le plus connecté, à ceux qui ont les capacités socio-économiques pour s’y confronter. Le constat est ancien et la crise ne l’a que renforcé : les pratiques numériques les plus riches, les plus variées sont d’abord le fait de ceux qui ont les pratiques culturelles les plus riches et les plus variées, de ceux qui ont les moyens économiques, culturels et politiques de leur liberté. 

Pour que le télétravail soit profitable à ceux qui l’utilisent, il faut qu’ils soient capables ou qu’ils disposent d’une certaine autonomie, d’une certaine indépendance. Partout où cela n’a pas été le cas, cela c’est mal passé. Zoom est resté l’outil qu’il était avant la pandémie : un outil de cadres pour cadres. Tout comme la pratique du télétravail est majoritairement restée ce qu’elle a toujours été : une pratique de cadres pour cadres.  En tentant de l’élargir, de l’imposer sans contrepartie ni garantie, le télétravail est en train de devenir un espace de tension supplémentaire entre individus et collectifs. Dans un travail qui se délite, qui s’individualise toujours plus, le télétravail participe à l’effondrement du travail, de son sens, comme l’expliquent Thomas Coutrot et Coralie Perez dans un excellent livre qui vient de paraître : Redonner du sens au travail. Dans un moment où les relations de travail sont de plus en plus inégalitaires, car de plus en plus individualisées, le télétravail ne remet aucune équité, mais au contraire participe de sa dissolution. A mesure qu’on facilite les abus des entreprises à l’encontre de leurs employés (comme le facilite la loi travail et ses plafonds d’indemnisation quelque soit le niveau d’abus que commettent les entreprises, ou la menace de l’abandon de poste qu’il sera si facile d’activer à distance…), le climat du travail ne peut que se dégrader partout. Sans pouvoir “convertir des rapports de force en rapports de droit”, comme disait Alain Supiot, il n’y aura pas plus de justice en télétravail qu’au travail. 

Hubert Guillaud

J’espère que l’ouvrage vous plaira ! Il est disponible en pré-commande sur toutes les plateformes. Pour toute demande de service de presse, je vous invite à vous adresser directement à FYP éditions. Interviews ou invitations sont traitées en directes : hubertguillaud@gmail.com 

Je me permettrai de mettre à jour ce billet en y collectant les recensions presse et web :

Impuissances critiques

Avec Techno-luttes, enquête sur ceux qui résistent à la technologie (Seuil, Reporterre, 2022), les journalistes Fabien Benoît (@fabienbenoit) et Nicolas Celnik (@nicolascelnik) signent un livre très clair et très accessible sur le mouvement technocritique jusqu’à ses plus récents développements. C’est une bonne entrée en matière pour ceux qui découvrent qu’il y a une critique voire une opposition au développement de la technique… Pour les autres, le livre sera peut-être un peu sans surprises.

Couverture du livre Technoluttes.

Les deux auteurs nous rappellent que nous n’avons pas d’usage raisonnable de la technique. Chaque pas que l’on fait vers une société plus technologique est définitif. En donnant la parole à nombre de militants et d’opposants, de la Quadrature du Net à L’Atelier Paysan, en passant par Écran Total, Faut pas pucer… à des acteurs comme à des penseurs de la critique technologique, ils nous confrontent à l’histoire d’une longue bataille culturelle, où toute désescalade face à la puissance technique semble impossible. Partout, la technologie soutient un modèle industriel, de l’élevage à la surveillance des administrés, dans une logique de gestion austéritaire et autoritaire qui se renouvelle à chaque couche technique et qui semble ne devoir jamais prendre fin. 

La contestation des technologies repose d’abord sur la confiscation des savoir-faire par la techno, estiment Benoît et Celnik. L’un de ses moteurs est la dénonciation de la déqualification et de l’intensification que les technos produisent. C’est une lutte “contre les changements sociaux qu’elles incarnent et renforcent” : le déploiement des technologies a toujours été un moteur des luttes sociales, rappellent-ils. 

L’autre moteur est la question écologique plus que la surpuissance technologique : que ce soit à cause du remplacement d’un matériel fonctionnel par un autre ou parce que le numérique a fini de montrer qu’il n’était pas un levier pour réduire notre empreinte sur le monde, bien au contraire. “Il y a désormais une conscience que quelque chose procède de l’excès”. La machine ne nous a pas libéré, malgré le “fantasme de délivrance” qu’elle incarne. Mais là encore, c’est surtout une lutte contre le changement du monde, contre le “monopole radical” (Illich) qu’impose partout la machine. La critique technologique est toujours prise dans un flux et reflux, dans des phases de contestations qui précèdent les recadrages modernisateurs, comme si la critique était toujours vouée à être défaite par plus de technologie. 

Reste qu’à mesure que la technique se radicalise en étendant partout sa puissance, en devenant un moyen sans plus aucune fin, sa contestation elle aussi se radicalise. Pas autant et pas avec la même puissance pourtant. Si l’animosité gagne du terrain, le front des luttes reste dispersé. Nous restons surtout face à “un microluddisme sans grands effets”, disais-je. Difficile de s’opposer au monde qui vient quand celui-ci repose sur l’argent tout puissant et la redondance technologique. 

Si Linky et la 5G sont à l’origine d’une démocratisation de la technocritique, Celnik et Benoît montrent que la sociologie des oppositions est complexe, plus hétérogène que jamais, tout en restant confinée à une poignée de mêmes acteurs. Plus que des technoluttes, Celnik et Benoît constatent surtout la généralisation des stratégies de fuite, des désertions, à la recherche d’une désescalade, comme si l’on ne pouvait plus vraiment échapper au monde que la technique a conquis. Quant au sabotage, si la répression est sévère pour être exemplaire, il reste limité, marginal, visant plus à attirer l’attention sur les limites du monde moderne qu’à réellement le détruire. Ouvrir les bouteilles de Roundup là où il est vendu ou dégonfler les pneus de SUV relèvent d’un micro-sabotage, d’actes de colère et de rage, d’impuissance, plus individuels que politiques. Face à la poussée technosolutionniste, la critique marque son désarroi et son asthénie, comme si nous n’étions pas capables finalement de mettre fin à ce monde, même à ses pires excès. Au final, on s’oppose aux objets (mis en visibilité, comme les panneaux publicitaires numériques, les antennes, les trottinettes…), sans parvenir à réguler le monde qu’ils incarnent et  représentent (le fléau d’une publicité numérique toujours plus omniprésente, les débits comme la mobilité sans limite…). Face aux monstres techniques, l’opposition semble désarmée, ne parvenant qu’à abattre des symboles physiques plus qu’à faire reculer la machination, sa prolifération, qui anime d’une manière sous-jacente les objets, comme s’il était finalement impossible de s’en prendre au réseau, aux données et aux traitements qui façonnent nos existences numériques comme réelles. 

Couverture du livre Internet et Libertés.

Début 2022, dans un numéro de la revue Réseaux, Olivier Alexandre, Jean-Samuel Beuscart (@jsbtweet) et Sébastien Broca livraient une très intéressante sociohistoire des critiques du numérique, revenant sur la critique du numérique depuis ces 30 dernières années.  Pour eux, elle se décompose en une critique libérale qui dénonce les entraves aux libertés fondamentales. Une critique sociale qui conteste les inégalités que le numérique renforce. Et une critique écologique qui semble désormais très en vue. Ces trois formes de contestations ne sont ni étanches, ni statiques, mais au contraire s’entremêlent, se rendent incompatibles ou convergent. Pourtant, la grande difficulté de la critique reste d’être dépossédée de ce qu’il se passe au cœur des objets, des réseaux, des traitements, des données. La “numérisation de la critique”, c’est-à-dire son incorporation dans des dispositifs techniques (comme les bloqueurs de pubs), “s’est parfois posée comme une stratégie alternative à l’action démocratique et aux tentatives pour obtenir des avancées légales ou réglementaires”. Elle aussi n’a pas réussi à proposer des échappatoires, autres que marginales, constatent-ils. Dans la conclusion d’Internet et Libertés, le livre que Mathieu Labonde, Lou Malhuret, Benoît Piédallu et Axel Simon consacrent à l’histoire de la Quadrature du Net (@laquadrature), ses membres font également le constat de la difficulté à “transformer des sujets d’experts en évidences culturelles”. Là encore, dans ce combat pour nos libertés numériques, on a l’impression d’une lutte impossible, où l’hydre qu’on tente d’abattre voit pousser de nouvelles têtes à mesure qu’on les coupe. C’est toute l’histoire de la Quadrature, une lutte continue pour que le numérique ne puisse être un prétexte à écraser nos libertés fondamentales.

De partout le constat demeure sombre : celle d’une impuissance de la critique, celle d’un combat sans fin où aucun droit n’est jamais acquis, où une victoire est vite défaite par les ajustements et transformations du monde auquel on s’oppose. C’est la réalité des luttes à armes inégales : elles ne se terminent jamais.

Hubert Guillaud

A propos des livres de Fabien Benoît et Nicolas Celnik, Techno-luttes, enquête sur ceux qui résistent à la technologie, Le Seuil, Reporterre, 2022, 222 pages, 12 euros, ainsi que celui de  Mathieu Labonde, Lou Malhuret, Benoît Piédallu et Axel Simon, Internet et Libertés, 15 ans de combats de la Quadrature du Net, Vuibert, 2022, 272 pages, 19,90 euros.