La pauvreté est un horizon fermé

Avec Où va l’argent des pauvres ?, Denis Colombi (@uneheuredepeine) livre une belle synthèse de sociologie sur la pauvreté. Dans ce livre très concret, les pieds sur terre, le sociologue nous explique combien les pratiques économiques des plus pauvres ont une logique. Et que la morale des plus riches relève surtout de la pensée magique. Colombi rappelle l’évidence : le problème de la pauvreté, c’est l’argent. La pauvreté se définit par des niveaux de revenus si bas, que les différences de 1 ou 5 euros y sont capitales. La pauvreté n’est pas un phénomène individuel. L’agrégation des explications individuelles ne fournit aucune réponse satisfaisante au problème : “Si les pauvres sont paresseux, comment se fait-il que notre société produise autant de paresseux ? Si la pauvreté provient du manque de diplômes, comment se fait-il qu’il y ait tant de personnes sans diplômes ? Si c’est parce qu’ils ont échoué à l’école, comme expliquer qu’il y ait tant d’échecs ?”

“Si le seul outil intellectuel dont vous disposez est la responsabilité individuelle, tous les problèmes peuvent se régler par la sanction individuelle… et seulement par elle”.

Mais punir les pauvres n’a jamais produit la moindre efficacité ! Le marquage moral de l’argent justifie un droit de regard oubliant bien souvent que les allocations relèvent d’un droit, du produit d’un service payé par son travail.

Le problème des pauvres c’est que rien n’est à même de changer leur situation. S’accorder des petits plaisirs ne change rien à leur situation. Au contraire, il permet en fait de supporter les contraintes sans fin et sans limites qui pèsent sur eux. Faire des économies n’est pas rentable. Quand les pauvres dépensent leur argent de façon inconsidérée ce n’est pas parce qu’ils touchent trop d’allocations, mais au contraire par ce que leurs aides sont insuffisantes pour leur permettre de construire des perspectives. Il s’agit alors seulement de tenir le coup. Pour que l’accumulation soit une vertu, il faut qu’elle puisse être vertueuse, mais elle ne l’est que pour celui qui n’est pas pauvre. L’alchimie qui consiste à transformer l’argent en capital, en fait, ne leur est pas accessible. Flamber est un “moyen d’adaptation à la marginalisation sociale”. Profiter à court terme de son argent n’a alors rien d’irrationnel. Les plus pauvres ont ainsi plus souvent besoin d’un smartphone que les plus riches (qui ont des équipements alternatifs). “Le vrai luxe, ce n’est pas d’avoir un smartphone mais de pouvoir se permettre de dire aux autres qu’on n’en a pas besoin. C’est ne pas dépendre de celui-ci pour certains des aspects les plus essentiels de la vie”. Se projeter dans l’avenir ou l’espace, tient finalement d’une “compétence de classe”. “L’horizon fermé est l’une des caractéristiques les plus importantes de la pauvreté”. On ne sort pas de la pauvreté par un simple effort de la volonté ! “La pauvreté (subjective) se comprend sociologiquement comme un indicateur d’insécurité sociale durable”, disent d’autres sociologues. La pauvreté c’est la pénurie permanente, rappelle Colombi. Le RSA socle, c’est 484 euros par mois pour une personne seule une fois déduit le forfait logement, 1157 euros pour un couple avec 2 enfants. Dans cette réalité “chaque achat est crucial” et tous sont faits en connaissance de cause. En 2016, cela touche 1,8 million de personnes ! Si on élargit jusqu’au seuil de pauvreté -1026 euros par mois – on parle alors de 8,7 millions de personnes, 14% de la population dont 38% de chômeurs. 21% des Français ont des difficultés financières à se procurer une alimentation pour faire 3 repas par jours ! La pauvreté, c’est le sacrifice permanent ! Le pouvoir d’achat est une affaire de riche.

Pour les pauvres, l’argent n’a rien d’un pouvoir ! La pauvreté est “la dimension la plus importante de l’expérience de ceux qui la vivent”. Elle n’est pas qu’une question de niveau de ressources : les plus en difficultés, sont ceux qui ont les revenus les plus irréguliers, les plus volatils. La stabilité des revenus est le principal rempart à la précarité. L’argent est une source continue de stress, qui organise l’existence toute entière. “Si les pauvres ont des difficultés à gérer leur budget, ce n’est pas parce qu’ils en sont intrinsèquement moins capables que les plus fortunés, mais bien parce que la difficulté qui se trouve face à eux est considérablement plus grande” et qu’elles sont plus nombreuses. Tout dépenser est bien souvent la meilleure stratégie pour gérer la pénurie. “L’échec des pauvres” est bien plus le produit de l’échec des politiques mises en oeuvres que celui des personnes.

Colombi rappelle quelques évidences sur l’extension du contrôle des pauvres… que son enjeu vise moins à surveiller le transfert des richesses, que de s’assurer que le pouvoir lui n’est pas transféré, que les pauvres restent à leur place. Que conditionner les aides à la surveillance, relève d’une confusion qui produit surtout des formes de coercitions sans fin. L’assistance tient plus d’une forme de régulation que d’une tentative de résorption de la pauvreté. Les pauvres ne sont même pas invités à être les acteurs des décisions qui les concernent. Le faible niveau des prestations ne relève pas tant d’un manque de générosité qu’un mode de contrôle. “En attribuant des sommes faibles, souvent inférieures au seuil de pauvreté, on espère limiter le pouvoir qui est accordé aux classes populaires”. Le risque est que pour étendre ce contrôle on ne cesse de limiter l’aide, donc de durcir les conditions de l’assistance comme on ne cesse de le constater toujours plus. Tant qu’on maintiendra la tête des pauvres sous l’eau, il sera impossible pour eux de sortir collectivement de la pauvreté.

Colombi dit également des choses très justes sur l’importance des liquidités qui permettent justement aux plus pauvres de trouver des modalités d’adaptation : le prélèvement automatique (qui se développe partout) s’applique sans égards aux situations personnelles, quand le chèque permet de garder une forme de facilités de caisse. La normalisation du paiement par débit automatique prive les ménages les plus pauvres de marges de manoeuvres essentielles et pire, accroit les spirales de l’endettement.

Colombi souligne encore que la grande peur du déclassement relève surtout du fantasme. La pauvreté est d’abord un héritage avant d’être un accident. “L’insuffisance des ressources appelle ainsi l’insuffisance des ressources”. Prendre un meilleur emploi nécessite bien souvent de disposer d’une certaine sécurité trop souvent inatteignable. Colombi livre encore des développements sur comment la pauvreté bénéfice finalement aux plus riches et esquisse une conclusion sur le revenu universel, mais en soulignant plutôt ses ambiguïtés. Accroitre les stabilités, faciliter l’accès aux liquidités et emprunts, des aides plus généreuses et plus souples plutôt que plus contraintes… tiennent pourtant des solutions qui ont le plus fait leurs preuves, rappelle-t-il. La pauvreté se combat par des politiques volontaristes et des dispositifs collectifs et surtout en leur transférant de l’argent, en le répartissant mieux qu’il ne l’est.

La réponse tient du sophisme. Elle brûle les yeux par son évidence. Nous ne sommes pas les plus mal lotis en la matière. La redistribution en France existe, elle est plus forte qu’ailleurs et donne des résultats. Pour améliorer les résultats, il nous faut juste redistribuer plus.

Un livre qu’il faudrait faire lire à ceux qui pensent encore que l’assistanat est un cancer (Wauquiez, 2011) à ceux qui ne pensent plus que les pauvres peuvent et méritent de s’en sortir. Colombi dans un livre d’une belle simplicité détricote les idées reçues. Le livre a une autre vertu il me semble, il souligne qu’il n’y a pas qu’une forme de rationalité. A l’heure où les outils de l’automatisation logicielle imposent partout une rationalité comptable unique, Colombi nous rappelle qu’il n’y a pas qu’une logique ni qu’une façon de calculer son rapport au monde. C’est certainement plus précieux qu’on ne pense.

A propos de Où va l’argent des pauvres ?, Denis Colombi, Payot, janvier 2020, 352 pages, 20 euros.

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Fermer le monde

A mon grand regret, je n’ai pas trouvé le petit livre d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin très accessible. Héritage et Fermeture est intéressant parce qu’il brasse énormément de concepts (de la slow violence aux communs négatifs, en passant par les incommuns, l’improduction, l’orgocentrisme, la désimaginisation… *), sans être toujours très clair (ou alors, je n’ai pas tout compris, ce qui me désole un peu). Pour ma part, j’ai trouvé les longs développements sur la question de l’héritage (c’est-à-dire de toutes les technologies Hors-Sol, “zombies” dont nous sommes les dépositaires) un peu vains et les polémiques et désaccords avec les uns ou les autres, insistants et incompréhensibles.

Certes, nous héritons du monde. Mais en quoi cette continuité, ce deuil, cette charge, cette responsabilité de la technosphère peut-elle nous aider ? Je n’ai pas compris en quoi la catastrophe dont nous héritons devait être plus essentielle que de savoir qui s’accapare le monde ? Malgré sa richesse, je suis souvent resté dubitatif – même si ça n’enlève rien de ma grande considération aux auteurs.

Par contre, j’ai beaucoup apprécié les quelques pages finales sur la fermeture (p.116 à 138), bien plus stimulantes, mais beaucoup beaucoup trop courtes. Dans ces dernières pages, les auteurs invitent à s’intéresser à ceux qui n’ont pas innové et à ceux qui renoncent… pour les imiter. A mettre en place des “protocoles de renoncements” (qu’ils évoquaient déjà en 2020 dans Demain, la dernière startup ?). Les auteurs invitent à une écologie déconnexionniste (c’est-à-dire, plutôt qu’une écologie reconnexionniste, qui propose de nous reconnecter à une “nature” en bouleversement, une écologie qui s’intéresse au rapport humain-technosphère, pour trouver les moyens de nous libérer des charges, dépendances et ligatures qui nous lient à la Technosphère et à ses ruines) qui doit produire, concrètement, des modalités de destauration, de forclusion… de la Technosphère. Le néo-libéralisme ferme des usines, des écoles, des lits, des foyers de résistance… sans que nous nous soyons suffisamment intéressés aux modalités qui pourraient nous aider à fermer non pas les outils du social, mais ceux du néolibéralisme.

En s’inspirant des pratiques de désinvestissement, de “disentangling”, de fermeture de systèmes (que ce soit juridique, informatique, technique, opérationnel) nous devrions armer “l’ingénierie de la liquidation”. Le désamiantage n’active pas les mêmes processus que l’amiantage, rappellent-ils. Nous allons hériter des scories du capitalisme, mais nous allons surtout devoir apprendre à le fermer, pas seulement nous opposer ou y résister, mais trouver les modalités de la désinnovation, de la déscalarité, de la délogistisation, de la désorganisation… Pour procéder à une redirection, à des requalifications, à des décommissionnements… A s’intéresser au comment atterrir dans un monde qu’on ne peut pas fuir, qu’on peine à transformer, et dont on peine plus encore à nous débarrasser de ses finalités, comme le modèle de développement qui le caractérise. Trouver les modalités pour fermer le monde, pour éteindre ses pires lumières avant d’en partir, voilà qui me convient bien mieux !

Hubert Guillaud

A propos de Héritage et Fermeture, éditions divergences, mai 2021, 168 pages.

* La slow violence, élaborée par Rob Nixon, désigne “une violence qui se produit progressivement et à l’abri des regards, une violence de destruction différée, dispersée dans le temps et l’espace, une violence attritionnelle qui n’est généralement pas considérée comme une violence du tout”. L’orgocentrisme consiste à considérer les organisations comme un mode d’existence hégémonique, qui se pose comme critère d’habitabilité du monde, un schème d’action qui oriente nos modes de vies, qui consiste à partout imposer un monde organisé. Sur la désimagination du monde – qui me plait particulièrement – : “Nous devons trouver des façons de “désimaginer” le monde plutôt que de projeter un autre monde plus désirable et habitable. Cette déprojection du monde n’est qu’une étape consistant à ferme les possibles avant d’envisager les modalités techniques et ingénieriques de la fermeture.”

La technique nous est irrésistible

Ce petit livre de Lewis Mumford que publie les éditions la lenteur est composé de deux textes d’interventions datés de 1963 et 1972 et suivis d’une courte biographie signée Annie Gouilleux pour nous présenter le parcours du grand philosophe des techniques qu’il a été. C’est toujours fascinant de lire chez lui, comme chez Ellul, leur compréhension profonde des enjeux technologiques, leurs presciences, comme leurs désillusions.

Dans la première intervention, qui donne son titre à l’ouvrage, Mumford distingue 2 formes à la technique : une technique démocratique, qu’on qualifierait aujourd’hui de Low-Tech, à échelle réduite, reposant sur la compétence humaine ; et de l’autre une technique autoritaire, centralisée, monumentale, qui s’étend pour elle-même. Une mégamachine qui vise à “transférer les propriétés de la vie à la machine et au collectif mécanique, en n’épargnant que la partie de l’organisme susceptible d’être contrôlée et manipulée”. Une technique qui “exagère le rôle de l’intelligence abstraite” et fait de la domination le but principal de la technique. Pour Mumford, “si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est possible”. Le problème de cette technologie là, c’est qu’elle est autoritaire et qu’elle sape, par nature, la démocratie au profit d’une intelligence aseptisée, cette Noosphère si naïvement imaginée par Teilhard de Chardin. Pour Mumford, pour préserver nos institutions démocratiques, nous devons inclure la technique dans la réflexion, nous devons trouver les moyens d’affaiblir la pulsion qui incite à élargir le système sans fin pour le contenir dans des limites humaines.

L’autre texte, “L’héritage de l’homme”, s’intéresse à ce qui pousse l’homme à privilégier le système et ses caractéristiques propres : la spécialisation, la standardisation et l’exercice répétitif. Pour Mumford, la technique siège dans notre système cognitif même, dans notre organisme… Nous restons le seul animal à avoir dominé notre crainte du feu pour en jouer. Pourquoi le progrès technique a-t-il supplanté toute autre conception d’une destinée humaine désirable ? Pourquoi ne favorisons-nous que les processus vitaux qui favorisent l’expansion de notre autorité ? La puissance que confère la technique ne connaît pas de limites, malgré leur divorce d’avec les conditions écologiques. La technique nous est irrésistible, disait John von Neumann. Pour Mumford, cette obsession paranoïde tient d’une inquiétante pathologie mentale, d’une pollution de l’esprit qui semble grandir à mesure que nous polluons le monde.

Ces deux textes, comme tout l’œuvre de Mumford (mais on peut également le penser d’Ellul ou de La baleine et le réacteur de Langdon Winner) sont particulièrement pessimistes. Nous n’échappons pas à la volonté de puissance de la technique et de l’homme, quand bien même tous les voyants sont au rouge. Les alertes des pères de la technocritique semblent demeurer sans portée. Comme si rien ne pouvait déstabiliser la rationalité, quand bien même elle tourne à l’irrationalité d’une obsession pour elle-même. C’est un peu comme si finalement nous n’arrivions à rien distinguer depuis les sommets de nos intelligences, à rien prioriser, à rien sérier, à rien refuser…

A croire que sous cette pluie sans fin, le pessimisme de Mumford est contagieux.

Hubert Guillaud

A propos de Lewis Mumford, Technique autoritaire et technique démocratique, éditions La lenteur, 2021, 132 pages.

JE, cet insoluble

Qu’on ne s’y trompe pas. Malgré son titre, le pop-philosophe, Laurent de Sutter n’a pas écrit un livre sur le suicide. Pour en finir avec soi-même se veut une courte démonstration sur la vacuité du développement personnel. Que signifie cette injonction à être soi-même à laquelle nous sommes désormais tous sommés d’être ? Pas grand chose.

La volonté n’est pas la première faculté de l’homme, rappelle le philosophe. Au mieux, Être soi-même, se contraindre, semble relever surtout d’une manière “d’hypnotiser sa propre imagination”, comme nous y invitait le bon docteur Coué. Cette volonté de maîtrise de soi n’est pas indépendante du développement du capitalisme de masse, dans lequel nous sommes tous sommés à être de “meilleurs” rouages. La nature des exercices pour devenir “Soi” importe bien moins que leur fonction, que l’intensification du soi qu’ils induisent, comme si ce travail sur soi, du sport à la méditation, était par nature décorrélée d’un but. La maîtrise de soi “n’est rien d’autre qu’une reddition sans condition”, un outil d’hygiène social pour lui-même, qui ne cherche à produire que sa propre efficacité, sa seule normativité, sa seule mortification. Nous voilà dans une police de l’être qui cherche son but, qui ne propose à l’homme qu’un devenir “devoir”, qu’à être réduit au seul état de sujet. Cette injonction à être nous fige dans la matérialité dont il prétend nous extraire. “Se soucier de soi est se soucier de la loi”, c’est un moyen d’intégrer les normes, les devoirs, de coller à la société bien plus qu’à nos personnalités et identités floues et contingentes, mais au contraire à les fixer, à les bâtir, à les défendre, à les figer, ce qui n’est certainement pas le meilleur moyen de se comprendre et de comprendre surtout nos humaines incohérences.

Nous avons été de plus en plus assignés à nous-mêmes, oubliant que ce qui nous façonne est d’abord bien au-delà de nous-mêmes (les autres, les événements), que notre moi réel n’est rien d’autre que ce qui le traverse, que la tension de ce que nous pensons être. Le “Je” semble toujours plus une croyance.

Reste qu’il est difficile de s’extraire des différents travaux que nous réalisons sur nous-mêmes. Notre surcontrôle nous pousse à être, à nous construire, à nous policer. Difficile donc de sortir de soi, d’en “finir avec soi-même”. S’oublier comme se construire semblent se renvoyer l’un à l’autre. De Sutter semble finalement terminer sa démonstration par un relativisme un peu vide. Qui nous dit que nous sommes ce que nous devenons et que ne pas savoir ce que nous sommes, mais devenir, devrait nous suffire. Démerdons-nous avec notre “Je”, mais ne croyons pas trouver des réponses dans l’identité, qui n’est qu’un “discours du clonage”.

“Se soucier de soi, revient par conséquent à se soucier de ce qui, en soi, n’est et ne sera jamais soi”. Pour de Sutter, “Je” semble un problème insoluble dont il faudrait se débarrasser. Mais, il nous dit finalement pas comment, autrement qu’en doutant. Finalement, pour en finir avec soi-même, notre seule issue est de ne plus être, de nous évanouir à nous-mêmes.

Toujours brillant, mais un peu vain, non ?

Hubert Guillaud

A propos de Pour en finir avec soi-même, Puf, avril 2021, 224 pages.

Ada Lovelace : s’échapper de sa condition

Lu d’une traite, cette petite biographie d’Ada Lovelace, signée Catherine Dufour. Ici, le style de Dufour s’épanouit parfaitement. Elle livre une biographie franche, moderne, vive, alerte, acide. Ses pages sur l’éducation des femmes au XIXe siècles tranchent avec la componction qu’on leur prête trop souvent. Les femmes de la bonne société victorienne sont montrées telles qu’elles sont : saignées pour être rendues malades, empoisonnées et droguées pour résister à l’ennui où elles sont enfermées, opprimées par un contrôle social total, soumise à une pédagogie noire où la maltraitance se pare de feintes bonnes intentions. Dufour fait d’Ada une femme de son temps, qui échappe à sa condition le temps d’un succès qu’elle arrache à l’adversité. Le temps d’imaginer la programmation dans quelques notes de bas de page de l’article d’un autre. Seul répit quasi d’une vie dominée. “La machine analytique tissera des motifs algébriques comme les métiers de Jacquard tissent des fleurs et des feuilles”. La vie sombre d’Ada Lovelace semble emblématique de cet “âge de l’émerveillement”, où la science semble plus romantique que ne l’est l’existence. Elle en est au final un parfait reflet.

A propos de Ada ou la Beauté des nombres, Fayard, 2019, 300 pages.