La techno, cette désillusion

Langdon Winner (@langdonw) a passé sa vie à comprendre l’impact de la technologie sur la société, sans en retirer autre chose que des désillusions. Nos préventions sont sans effets, répète-t-il. Il demeure quelque chose que nous ne parvenons pas à prendre en compte, à l’image de la centrale nucléaire de Diablo Canyon sur la côte Californienne qui est venue défigurer la plage de son enfance. Le langage des risques, des impacts, de la science… est devenu mortifère, conclut-il dans ce livre testament. Rien n’a su arrêter la technologie.

Cette conclusion pessimiste n’est pas la seule chose à retenir de ce livre publié en 1986 (une éternité !). Il y a plein de choses tout à fait passionnantes sur l’inefficacité des réponses qu’on tente d’apporter pour limiter la technologie : les faux discours des risques, des valeurs, de la décentralisation… Nous ne nous posons jamais vraiment la question du monde que nous construisons, comme si l’efficacité technique éclipsait toujours toute réflexion morale et politique.

Nos régimes techniques demeurent incompatibles avec les objectifs de la politique, comme la liberté ou la justice sociale. Nous ne nous demandons jamais quel système serait le plus utile pour ces objectifs – et quand nous le faisons, nous ne savons pas si bien y répondre.

La critique n’a jamais suffit a proposer un remède, en tout cas bien moins que l’opposition radicale.

Déprimant de constater enfin, que des années 80 à aujourd’hui, ces questions n’ont pas bougé d’un iota. ;(

Hubert Guillaud

A propos du livre de Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur, à la recherche de limites au temps de la haute technologie, éditions Charles Leopold Mayer, 2002, 272 pages.

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De nos dénis

La race (comme les inégalités) sont des technologies, explique  Ruha Benjamin (@ruha9) dans son livre, Race After Technology. Nos classements sociaux, comme raciaux ont pour but de faciliter le contrôle social. Ils opèrent dans des systèmes qui rendent ces distinctions Invisibles ou au contraire hypervisibles. Et trop souvent, les corrections que l’ont pense apporter ne résolvent rien, masquent, accélèrent ou approfondissent les discriminations.

L’optimisation et l’efficacité, renforcent les biais plus qu’ils ne les résolvent. Nous sommes plongés dans un déni numérique, qui nous fait croire que les données et les modèles seraient neutres et objectifs, alors que les choix technologiques sont des décisions politiques.

Si l’identité est devenue un problème, c’est certainement que les catégorisations identitaires sont finalement plus présentes que jamais semble dire Benjamin. Derrière la modélisation des biais, le codage des inégalités, se cache la maximisation des profits. L’efficacité se déploie au détriment de l’équité. Et les pratiques discriminatoires s’implantent toujours plus profondément dans les infrastructures sociotechniques. Pour Benjamin, il nous faut développer des modalités pour défaire les boîtes noires de la tech et pour cela, impliquer les populations qui sont confrontés au racisme comme aux inégalités…

Hubert Guillaud

A propos du livre de Ruha Benjamin, Race after technology, Polity, 2019, 172 pages.

Voir également notre lecture : “De l’automatisation de la discrimination”, InternetActu.net, septembre 2020.

Ecologie sans transition

Excellent ! Que voilà un petit livre limpide, qui renvoie enfin le blanchiment écologique à ses contradictions ! Désobéissance Écolo Paris (@ecolo_paris) renoue avec une vision politique qui produit des ennemis, des hiérarchies et un vocabulaire pour penser le monde. Il défend les milieux plutôt que l’environnement, la rupture plutôt que la transition, l’autonomie politique plutôt que la démocratie, la coopération plutôt que la convergence, le capitalocène plutôt que l’anthropocène, les petits matins plutôt que le grand soir… et renvoie la collapsologie, la morale écologique et les petits gestes à ce qu’ils sont : des moyens d’inaction !

L’analyse politique de notre impuissance est pertinente. Le chemin dressé, stimulant. Les solutions restent inabouties… Mais ce petit livre est plein de pistes intéressantes. “L’efficacité (des actions) écologiques (doit être mesurée) en fonction de leur potentiel à transformer et améliorer nos conditions de vie collective”. La radicalité est toujours inspirante !

Hubert Guillaud

A propos du livre de Désobéissance Ecolo Paris, Ecologie sans transition, éditions Divergences, juin 2020, 196 pages.

Que veulent les algorithmes ?

Ed Finn (@zonal) dans Ce que veulent les algorithmes nous explique que l’algorithmie se déploie entre l’espace idéalisé de l’informatisation et la bordélique réalité… Cet espace, ce fossé entre les deux, entre des idées théoriques et des instructions pragmatiques est un nouvel espace culturel qui nécessite toute notre attention et nos efforts de compréhension. Les algos marquent l’apogée du rationalisme mais aussi sa limite, parce qu’ils n’évitent l’écueil d’aucun biais. Ils ne nous délivrent de rien.

En explorant le fonctionnement de notre culture machiniste, Finn explique que notre quête de connaissance est devenue une quête de calcul et d’abstraction, portée en leurs limites parce que tournées uniquement vers l’efficacité, c’est-à-dire la réponse à nos questions, le désir de rendre le monde calculable. Il s’intéresse particulièrement à la modification culturelle que ce changement implique… A comment ces environnements modifient notre rapport au monde, et comment ils nous modifient en retour. Comment cela nous fait confondre la connaissance et le sens, le processus et l’objectif, la pensée et le mode de pensée, le signe sur la signification…

Nos productions culturelles sont désormais inféodées aux plateformes, aux limites des logiques symboliques… Comme la culture qui veut rendre l’infini compréhensible en l’ordonnant, disait Umberto Éco, le numérique veut modéliser le monde, façonnant l’espace culturel qu’il était censé observer !

Hubert Guillaud

A propos du livre de Ed Finn, What algorithms want, imagination in the age of computing, MIT Press, 2017, 272 pages.

A quoi nous servent nos mains ?

Pour le psychanalyste Darian Leader, les mains sont l’emblème de notre capacité d’agir, de notre autonomie, comme la source de notre volonté. Elles semblent toujours l’instrument décisif de notre maîtrise. Pas étonnant dans un monde où on nous intime l’ordre d’être libre, où nous cultivons l’illusion que nous pouvons pleinement être maîtres de nous-mêmes, où l’autoréalisation règne, que le manuel revienne en force. Mais pour Leader, la mode du faire pour remédier à l’aliénation virtuelle tient surtout de l’idéologie.

Pour le psychanalyste, l’activité de la main reste associée à la succion et à la masturbation bien sûr. Elle tient donc plus du couplage que de l’autonomie, de la pulsion et de la tension. Si agripper relève du réflexe, relâcher relève de l’apprentissage. Et relâcher demeure difficile dans une société qui nous invite continuellement à passer à autre chose tout en exigeant notre adhésion pleine et entière. Pas étonnant donc que les mains n’aient cessé d’être contraintes, leur agitation limitée, régulée, surveillée…

Le digital leur procure désormais une parfaite occupation, parfaitement pulsionnelle, un exutoire à leur frénésie, un fouet au risque de leur oisiveté et une laisse pour les empêcher de revenir au corps. Elles produisent désormais des pseudos actions qui nous évitent la dislocation, nous permettent d’attendre indéfiniment un changement qu’on ne veut plus provoquer. Occuper nos mains est un moyen de rejeter l’action, de différer, d’inhiber…

Pour Leader, nos téléphones nous occupent non seulement les mains mais aussi l’esprit. Ils nous permettent d’être ailleurs, ce que nous n’avons de cesse de rechercher par la culture, la techno, la musique, la religion… Autant de moyens qui permettent de produire de la distance vis-à-vis de ceux qui nous entourent.

Pourtant, nos mains, celles qui nous servent à écrire, à gratter, à taper, à cliquer… nous aident aussi à nous incarner (“Le langage a toujours besoin d’être incarné, et l’omniprésence du verbe exige de nos mains qu’elles continuent à s’activer sans relâche à le transformer en chair”).

Darian Leader livre là un parfait petit essai pour l’été. A la fois profond et creux.

Hubert Guillaud

A propos du livre de Darian Leader, Mains, ce que nous faisons d’elles et pourquoi, Albin Michel, 2017, 234 pages.

Nous sommes de mauvaises machines à lire les autres

Dans son dernier livre, Quiproquos, l’essayiste américain Malcom Gladwell (@Gladwell) souligne combien nous sommes nuls à interpréter les autres et notamment les inconnus. La plupart du temps, nous nous trompons à leur égard. Comme Chamberlain quand il rencontre Hitler, la plupart des juges pensent pouvoir confondre la vérité d’un accusé juste en perçant le coeur de leur regard. Hélas, ça ne fonctionne pas si bien. Nous sommes, contrairement à ce que l’on croit, de mauvaises machines à lire les autres. Pire, nos erreurs sont renforcées par nos jugements trop rapides sur les autres qui nous font prendre du bruit pour des signaux, l’apparence pour de l’information…

Nous sommes incapables de détecter le mensonge. “Nous commençons par croire. Et nous arrêtons de croire seulement lorsque nos doutes atteignent un seuil où nous ne pouvons plus trouver d’explication convaincante.” Nous optons toujours pour la vérité par défaut. Pour la confiance, afin de faciliter nos échanges sociaux.

Nous pensons aussi que les gens sont transparents, que nous parvenons parfaitement à lire leurs expressions et émotions, mais là encore, nous surestimons l’expressivité des autres, comme de la nôtre. La transparence des émotions est un mythe. Nous jugeons des gens nerveux sans saisir leur contexte, culturel ou spécifique, tant il est souvent éloigné du nôtre. Nous sommes définitivement myopes.

Gladwell ne propose pas de grandes solutions. Il nous rappelle juste à un peu plus d’humilité.

Comme souvent dans les livres de Gladwell, le vrai apport de ses page-turner est dans les détails, dans quelques études qu’il pointe qui donnent un peu de profondeur aux banalités qu’il agence (comme ici, celles sur l’alcoolisme, sur la police ou celles sur la capacité des juges à se tromper). Gladwell est un conteur. Il délaie beaucoup trop, se perd en chemin. Au final, on garde tout de même l’impression qu’il nous a parlé pour ne pas nous dire grand chose d’autre que des évidences.

Hubert Guillaud

A propos de Quiproquos de Malcom Gladwell, Kero, mars 2020, 350 pages.