D’Alain Supiot, je me souviens, bien sûr, de La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015) : cette magistrale analyse de l’évolution du droit de ces 30 dernières années qui montrait comment l’hypercapitalisme déconstruit – par la dérégulation, l’accord commercial, le management et la mise en indicateurs du monde – notre État social et toutes formes de solidarités au profit de l’individualisme, de la compétition et surtout d’un nouveau rapport aux autres sous formes d’allégeances, conséquences des structures en réseaux. Dans ce livre, Supiot évoquait finalement assez peu le numérique autrement que comme un des leviers de cette transformation, passant du gouvernement par la loi à la gouvernance par les nombres. C’était presque dommage, tant l’usage (bien peu humain) des êtres humains en entités programmables toujours optimisées passe désormais par le calcul permanent permis par les machines. Reste que Supiot y était magistralement critique sur la mise en chiffre du monde au profit de certains (les chiffres sont toujours des opinions, jamais des vérités, pourrait-on asséner). De quoi renforcer encore nos convictions sur ce que l’optimisation détruit.
D’Alain Supiot, je me souviens également de ses cours au collège de France, notamment ceux de 2016-2018 sur la figure juridique de la démocratie économique que j’étais allé (en grande partie) écouter. Alain Supiot est aussi passionnant en vrai que dans ses livres. La distinction qu’il souligne entre la démocratie représentative, où le nombre fait loi, et la démocratie sociale, qualitative, nous rappelle que la démocratie peut-être plus riche que ce à quoi tout le monde tente de la réduire. Il y rappelait, notamment combien la responsabilité sociale des entreprises était inexistante, soulignant que l’autoréglementation, comme les interprétations du Conseil constitutionnel de la loi Florange reposaient surtout une interprétation très libérale de l’entreprise, donnant le droit à n’importe quel patron de fermer une entité sous prétexte du droit à la propriété. Tant que l’intérêt de l’entreprise ne passera pas avant ceux de ses propriétaires, nous resterons soumis à des rapports de force inégaux. C’était là encore tout le propos du très court, Le travail n’est pas une marchandise, leçon de clôture de 7 années de cours au Collège de France. Il y dénonçait à nouveau combien la sape du droit du travail réduit le périmètre de la justice sociale. Bref, cela fait longtemps qu’Alain Supiot nous rappelle qu’il n’y a pas de société sans justice sociale.
Si vous n’avez pas encore parcouru tout cela (et il y en a bien d’autres !), je vous invite à vous précipiter sur le très court Libelle qui vient de paraître au Seuil, La justice au travail. Ce petit livre est parfaitement lumineux, comme peuvent l’être parfois les formes très courtes ! Il y rappelle, très simplement, qu’il n’y a pas et n’y aura jamais de société sans justice sociale. Que cette justice suppose toujours un tiers. Et que ce tiers est par nature absent des plateformes et de la gouvernance par les nombres. Pour qu’il y ait justice il faut donc qu’un tiers (ou plusieurs) arbitre. Que pour s’extraire de relations de pouvoirs asymétriques par nature, il faut des garanties tierces et qui fonctionnent d’autant mieux si les voies de recours sont multiples et nombreuses.
“La justice n’est pas un état spontané”
“La liberté syndicale, le droit de grève et la négociation collective sont autant de mécanismes qui permettent de convertir des rapports de force en rapports de droits”, rappelle le juriste. Or, ces mécanismes n’existent pas quand tout est calculé. La gouvernance par les nombres nous promet le mirage d’une justice spontanée, qui n’existe pas, explique-t-il en étrillant les objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU que tout le monde semble considérer comme étant les règles de conduites de notre avenir. Or, la justice sociale n’y figure même pas ! Supiot dénonce cette conception purement managériale de notre horizon politique. Ces objectifs illustrent parfaitement l’impératif gestionnaire, d’où émergerait un ordre spontanément juste, sans alternative, ni garanties. Pourtant, rappelle-t-il, “la justice n’est pas un état spontané“, mais le produit d’efforts constants et sans cesse renouvelés. Les services publics, la Sécurité sociale et le droit du travail, en France, en sont les piliers. Et aucun de ces trois piliers ne se défendent sans luttes. Comme le dit également très bien la philosophe Anna Alexandrova (auteure d’une Philosophie pour la science du bien-être, @expertiseunder) dans une tribune pour le New Statesman, les indicateurs maîtres (comme le PIB, les ODD ou le Weelby) ne peuvent guider les politiques publiques. Un seul chiffre ne reflètera jamais tout ce qui est important. Pire, il dissimule les désaccords comme les conflits de valeurs. Aucun chiffre ne peut être un substitut à la délibération publique. “De tels indicateurs créent l’impression totalement fausse que des décisions légitimes peuvent être prises sur la base de seules preuves. Il devient alors plus difficile pour le public de contester les jugements des experts qui, dans ce cas, méritent clairement d’être contestés” (puisque ces preuves et faits ne reflètent qu’une méthode de mesure par rapport à d’autres). “Ce rêve technocratique perpétue donc l’illusion qu’il peut y avoir des règles sans politique sur la base de la seule science”.

L’ubérisation, une intégration totalisante
“La gouvernance par les nombres est le dernier avatar du scientisme”, assène Alain Supiot, visant à produire des scores et des indicateurs pour tout alors que la plupart du temps nous mesurons très mal les faits sociaux, ne cessant de passer par des proxies et des réductions (les arrestations pour la criminalité par exemple). On peut débattre de tout sauf des chiffres nous sommes-nous vus répétés, comme si les indicateurs étaient capables par eux-mêmes de produire une vérité, alors qu’ils ne font que “réduire le périmètre de la démocratie”. Supiot rappelle qu’il n’y a pas d’ordre immanent. Ce délire n’est commun que pour les théoriciens du néolibéralisme et pour ceux de l’intelligence artificielle, remarque-t-il très justement (à croire que ce sont les mêmes !) ! La justice sociale n’est pas un algorithme, n’est pas une équation entre les revenus et le temps de travail qu’il suffirait d’optimiser ! Pourtant, c’est que pensent nos politiques publiques, qui depuis 40 ans paupérisent les services publics, ouvrent à l’assurance privé la santé et la retraite, soumettent les prestations familiales à des conditions de ressources, remettent en cause les statuts professionnels, et soumettent nos existence à des batteries d’objectifs, de scores et d’indicateurs de performance.
“On ne répondra pas aux défis sociaux et écologiques qui sont les nôtres sans permettre aux travailleurs de peser sur ce qu’ils font et la façon dont ils le font”
Pour Supiot, le travail sous le contrôle des plateformes produit un nouveau servage. Un servage désormais rendu plus facile par le contrôle numérique des indicateurs, mais qui s’est développé dans des secteurs qui étaient bien peu numériques jusqu’à peu, comme dans le domaine agricole. Supiot suggère par là que c’est l’intégration plus que le numérique qui pose problème : c’est-à-dire que c’est la prise du contrôle en amont (la fourniture du travail) et en aval (la fixation du prix) ainsi que le contrôle même du travail (discipline de production) qui sont problématiques. Le numérique permet surtout d’accélérer et de faciliter cette triple prise contrôle du travail, jusqu’à sa déconnexion si les scores sont insuffisants. Cette gouvernance par les métriques, cette intégration totale, non seulement produit des liens d’allégeance, de subordination (que la jurisprudence à l’encontre de l’ubérisation a bien mis en avant), mais également produit des chaînes d’irresponsabilités et de sous-traitances toutes régulées par la seule optimisation marchande. Pire, elles découragent les solidarités sociales au profit de solidarités identitaires ou communautaires (“L’accroissement des revendications sociétales de reconnaissance de ces identités est ainsi allé de pair avec l’affaiblissement des revendications sociales de juste répartition des fruits du travail”.). La colère de l’injustice sociale est redirigée à l’encontre des groupes stigmatisés sur des bases identitaires.
Pour Supiot, nous devons nous intéresser non pas à ce que nous sommes ou avons, mais à ce que nous faisons. C’est là que la considération et la justice doivent d’abord agir. Nous devons renforcer les principes de la justice sociale plutôt que la décomposer. En étendre le périmètre : au sens, au travail au-delà de l’emploi, à l’empreinte écologique du travail…, milite Supiot. Nous devons élargir la codétermination. Ne pas la cantonner aux questions de prix et de durée du travail, mais l’élargir à l’utilité et l’innocuité du travail. “On ne répondra pas aux défis sociaux et écologiques qui sont les nôtres sans permettre aux travailleurs de peser sur ce qu’ils font et la façon dont ils le font”, rappelle-t-il dans une excellente interview pour L’Humanité. Par les temps qui courent, autant dire qu’il y a encore du travail !
Hubert Guillaud
A propos du livre d’Alain Supiot, La justice au travail, Seuil, “Libelle”, 2022, 72 pages, 4,5 euros.