Au fond du trou extractiviste

Il faut beaucoup de courage au lecteur pour descendre dans les profondeurs du livre de la journaliste Celia Izoard, La ruée minière au XXIe siècle, enquête sur les métaux à l’ère de la transition (Seuil, 2024, 342 p, 23 euros). Du courage parce que c’est un livre qui dresse des constats éprouvants pour comprendre le monde. Le livre parle très concrètement de l’extractivisme, du capitalisme, des mines, de notre voracité sans limite et de ses conséquences. 

Couverture du livre de Celia Izoard, La ruée minière au XXIe siècle.

La mine du XXIe siècle ne ressemble plus à Germinal. Plus grand monde ne descend dans des fosses. Désormais, nous arrasons les montagnes. Nous broyons les roches. Nous construisons des bassins de déchets que nous ne savons pas gérer, irréversiblement toxiques et très sensibles au changement climatique. Les accidents liés à ces bassins et digues de rétentions des déchets sont innombrables, tant et si bien qu’il faut considérer cette pollution et ces accidents comme faisant partie de l’extractivisme minier… Les ruptures, les coulées, les “liquéfactions instantanées”, les conséquences de la pollution sur les populations… sont parmi les passages les plus glaçants du livre… nous rappelant que le monde industriel propose toujours des solutions à court terme et crée des problèmes à très long terme. 

L’impératif minier crée des états d’exception pas des zones de responsabilité

Contrairement aux mythes de la dématérialisation et de la désindustrialisation, nous n’avons jamais autant extrait de métaux et nous prévoyons d’en extraire plus encore. Nous ne sommes pas dans l’après-mine, mais au contraire dans une relance minière inédite, plus vorace et extractive qu’elle n’a jamais été. Cet extractivisme sans précédent a trouvé une nouvelle justification explique la journaliste : l’extractivisme renforcé est le moyen pour assurer la transition bas carbone, qu’importe si en réalité cette transition est un leurre. Assurer la transition est la nouvelle idéologie qui succède au Salut ou au Progrès et qui justifie plus avant l’accumulation et l’artificialisation du monde. Comme les précédentes, elle fonctionne sous le régime de la promesse pour acheter le statu quo, explique-t-elle très pertinemment. Le livre de Celia Izoard est rempli de chiffres qui donnent le tournis pour nous rappeler combien notre monde extractiviste est insoutenable. Mais surtout, sa grande force est de nous amener jusque dans les mines elles-mêmes, pour nous montrer leurs fonctionnements et leurs terribles effets. Elle explique que contrairement à ce que nous font croire quelques données peu informées, nous n’allons en rien vers des mines responsables. Toutes produisent des catastrophes écologiques, à l’image du projet Montagne d’Or en Guyane qu’elle avait documenté dans un formidable numéro de la revue Z. “L’après-mine est déjà une autre planète, faite de main d’homme”. Mais c’est une planète stérile, toxique, invivable. Avant de terraformer Mars, nous stérilisons notre propre planète. La mine industrielle ne cohabite avec aucun être vivant. Elle participe au dérèglement climatique et est très sensible à celui-ci, à l’image des innombrables ruptures des barrages de résidus, ces montagnes de déchets broyés qui n’ont plus de roches pour résister à l’action du temps. Les données numériques convoquées pour la surveillance ne servent qu’à améliorer encore les rendements, qu’à diminuer encore les coûts d’exploitation, sans rapport aucun avec leur coût environnemental. Les innovations dans la mine ne la rendent pas plus responsable, elles la rendent plus efficace. Elles permettent de creuser plus et plus vite avec moins de main-d’œuvre, comme l’expliquent les dossiers de l’association SystExt. Le modèle minier se “radicalise bien plus qu’il ne se responsabilise”. Et “plus la teneur des gisements baisse, plus la mine est polluante”

La relocalisation des mines en Europe, au prétexte d’une souveraineté pour la transition, n’assure que d’une bien faible responsabilité réglementaire. Elle ne vise qu’à étendre encore notre voracité puisque nul ne parle de fermer ailleurs les mines qu’on réouvrirait ici. Il ne s’agit que “d’une course à la délocalisation des émissions carbones”. Pourtant, en matière de responsabilité, c’est l’inverse auquel on a assisté, explique-t-elle. La réforme des codes miniers imposés par le FMI et la Banque mondiale aux pays du Sud endettés a levé les législations protectrices à l’égard de la main-d’œuvre et de l’environnement. L’extractivisme s’est renforcé avec la dette. Les plans du FMI et de la Banque mondiale ont imposé la privatisation des mines, le gel des lois sur le travail et l’environnement… Elles ont développé la mine géante, exemptée de taxes, et ont facilité l’accès aux zones minières et les investissements étrangers. Là où les mines se sont étendues, la pauvreté n’a pas été réduite, les revenus de l’extraction n’ont pas profité aux communautés. Au contraire. Elles ont produit de nouvelles “zones de sacrifices” environnementales ! L’impératif minier crée des états d’exception pas des zones de responsabilité. 

Le pillage des ressources de l’ère coloniale a continué sous forme d’une reconquête. Cette délocalisation a permis d’éteindre les luttes ouvrières des anciens bastions miniers et de désarmer les contestations des mouvements environnementaux des pays riches. Les problèmes ont été laissés aux sous-traitants, comme le disait avec cynisme Michael Scott, PDG d’Apple. Au XXIe siècle, avec la hausse des coûts des matières, la matérialité de notre monde s’est rappelée à nous. La Chine a diminué ses exportations, la pénurie minière s’est fait sentir. Derrière la fable des métaux pour la transition, la réalité de la mine est qu’elle est bien plus au service de la Défense et du capitalisme numérique que de la transition écologique. La transition semble surtout un paravent qui ne sert qu’à “justifier l’accélération du modèle extractiviste”

Le régime minier : un régime de sacrifices
Izoard nous rappelle que le capitalisme est l’histoire d’une civilisation extractiviste. Nous sommes le produit d’un régime minier, d’une guerre contre la nature qui consiste à construire un monde hors-sol. La croissance industrielle est devenue l’objet même de la politique. 

La nouvelle promesse de relocaliser les mines pour assurer notre souveraineté et une meilleure responsabilité tient de la fable, tance Izoard. Les déchets et leur toxicité ne sont pas compressibles. Et à mesure que nous exploitons des gisements avec moins de teneurs en métaux nous produisons encore plus de déchets. Là où elles existent ou s’installent, les mines dévorent leur environnement, assoiffant et empoisonnant les communautés locales. Le modèle minier a toujours fonctionné sur la dépossession et le sacrifice des populations, à l’image des constats éprouvants qu’elle dresse de la mine “responsable” de Bou-Azzer au Maroc. Les labelisations de responsabilisation sont des coquilles vides produites par des ensemble de données “qui n’ont jamais vu la moindre population”. La réalité de la mine reste invisible, opaque. Nous ne connaissons même pas le nombre de mines réellement en exploitation de part le monde. Malgré une automatisation sans précédent, la mine est responsable de 8% des accidents mortels au travail, alors qu’elle n’emploie que 1% de la main-d’œuvre mondiale. 

La mine a été l’activité coloniale par excellence. Elle le reste. Elle a été la matrice du capitalisme. Longtemps exploitées par des communautés villageoises sous formes de guildes puissantes, l’augmentation de la demande à la fin du XVe siècle va nécessiter des équipements plus coûteux pour creuser plus profondément… et va conduire les organisations de mineurs à ouvrir la propriété des mines pour obtenir des capitaux. A la fin du XVe siècle, les compagnies de mineures étaient devenues des sociétés par action, bien avant la création de la Compagnie anglaise des Indes orientales en 1600. Dès le XVIe dans ces mines de Saxe, de Bohème et du Tyrol sont introduites les premières machines. Là où le capital se répand, l’intensification de la rentabilité suit… Sauf qu’elles s’épuisent également et deviennent moins rentables. On comprend alors l’appel d’air que constitua la découverte de l’Amérique, qui va devenir une mine à l’échelle du continent, une “économie minière esclavagiste”. “Un siècle après le premier voyage de Colomb, les principaux centres miniers de la planète s’étaient déplacés de l’Europe centrale à l’Amérique, où ils pouvaient se développer hors de toute contrainte sociale grâce aux régimes d’exception esclavagistes de la Conquête.” En retour, cet extractiviste va produire les capitaux pour l’essor industriel européen. Les systèmes extractifs se généralisent. Les régimes d’exceptions miniers que l’on retrouvait sur des fronts pionniers, sont intégrés au fonctionnement normal de la production. La machine à vapeur de Watt sert d’abord à évacuer l’eau des mines puis le minerai, bien avant que de faire avancer un train. La violence sociale du monde colonial va être rapatriée dans le monde minier. “La main-d’œuvre aussi est un minerai que l’on peut broyer”. Le courant industrialiste s’impose, alliance inédite entre l’Etat, la bourgeoisie et la science. La loi donne à l’Etat le droit de disposer du sous-sol. Nous passons d’un régime agraire à un monde minier… Et nos légumes désormais doivent moins à la terre “qu’à la production de pétrole et d’engrais phosphatés.” L’extractivisme est devenu notre matrice de développement, qu’importe s’il produit sur terre des conditions d’hostilité totale à la vie.

Ralentir ou Périr
Dans la dernière partie, Izoard ne se dérobe pas. Elle tente d’esquisser des solutions du tableau apocalyptique qu’elle a dressé. Le régime minier, extractiviste, est en train de se renforcer et de se radicaliser plus que de s’éloigner. Il s’étend, notamment à l’eau. Pour la journaliste, “il n’y aura pas de solution minière à la crise climatique”

Pour la journaliste, il nous faut trouver les moyens d’une désescalade de la consommation de métaux. Nous ne devons pas attendre de passer le pic productif. “Le spectre de la pénurie a plutôt pour effet d’encourager la spéculation et l’exploration minière”. La décroissance de l’extraction ne doit pas attendre la déplétion physique des matières : elle demeure une décision politique, un rapport de force. La perspective d’un meilleur recyclage est également compliquée, notamment du fait de la dispersion des minerais dans les produits. Pour l’instant, elle peut certes être améliorée, mais les progrès sont difficiles du fait de la dégradation des matériaux, des pertes fonctionnelles et surtout de la toxicité du recyclage. Le recyclage reviendrait à construire des mines urbaines tout aussi problématiques que les mines lointaines quant à leurs besoins en eau, en énergie et à leur production de polluants. 

Pour Izoard, la décroissance minérale est notre seule perspective. Mais elle n’est pas acquise. “Pour quiconque réfléchit à l’écologie, il est gratifiant de pouvoir proposer des remèdes, de se dire qu’on ne se contente pas d’agir en négatif en dénonçant des phénomènes destructeurs, mais qu’on est capable d’agir de façon positive en énonçant des solutions. Le problème est que dans ce domaine, les choses sont biaisées par le fonctionnement de la société”. Dans les années 70, les mouvements écologistes ont dénoncé la société fossile et nucléaire et ont défendu des techniques alternatives comme l’éolien ou le solaire. Ils combattaient la surconsommation d’énergie, mais ce n’est pas elle que nos sociétés ont retenues. Le capitalisme a adopté “les alternatives techniques en ignorant le problème politique de fond qui remettait en question la croissance industrielle”. Les éoliennes et centrales solaires à petites échelles sont devenues des projets industriels. La sobriété et la décroissance ont été oubliées. “Avant de se demander comment obtenir des métaux de façon moins destructrice, il faut se donner les moyens d’en produire et d’en consommer moins”. C’est bien notre société qu’il faut changer. Et nous n’avons pas vraiment fait de pas dans la direction de la sobriété, comme le remarquait l’historien Jean-Baptiste Fressoz, qui constate également, dans Sans transition qui paraît au même moment, que le discours sur la transition dépolitise la question climatique

Pour Izoard, la mine responsable est une “chimère bureaucratique”. Les règlementations et les remèdes technologiques ne rendront pas viables, responsables ou éthiques, les mines industrielles. “Les problèmes qu’elles posent ne sont pas des anomalies, mais le fruit d’un système”. Il n’est pas possible d’exploiter des gisements avec si peu de matières sans créer des problèmes insurmontables. En 2017, le Salvador a interdit l’exploitation de mines métalliques afin de préserver l’eau, dans un pays où 90% des sources sont polluées. “La meilleure stratégie pour s’opposer à la mine industrielle semble consister à obtenir des décisions démocratiques”, comme le montrent toutes les luttes du continent américain, où plusieurs pays, suite à référendums ont fait fermer des mines. Il nous faut augmenter le coût financier, moral et politique de l’extraction, plaide Izoard. La mine industrielle a une faiblesse : elle est très coûteuse en infrastructure et une fois construite, son exploitation doit être garantie et ne plus être contestée. Mining Watch Canada et le London Mining Network travaillent eux à rendre visible la prédation en allant aux AG des extracteurs pour y porter la parole des communautés locales qui subissent les effets de l’activité minière. 

Nous avons besoin d’un sevrage métallique et énergétique. Nous avons sur-minéralisé notre quotidien, à l’image de notre emblématique smartphone qui concentre plus de 50 métaux en son cœur, disséminés dans plus de 80 composants différents. Les tentatives de Fairphone de pousser le recyclage et augmenter la durée de vie de ses appareils montrent surtout combien ce rêve est impossible. On ne peut pas produire de téléphone hors de l’écosystème industriel. “Dès qu’on prend au sérieux la question des métaux, la croissance effrénée du monde connecté devient un problème central”. Et la journaliste d’inviter à produire des bilans métaux comme nous produisons des bilans carbones, afin de mieux souligner la surconsommation de métaux, trop absente du débat public, où l’on parle bien plus de reconquête industrielle et minière que de sobriété… et en explorant plus avant la distinction à produire entre émissions de luxe et émission de subsistance, comme y invite Andreas Malm dans Comment saboter un pipeline, ou encore en démultipliant les conventions citoyennes pour le climat et la décroissance…  “Tant que la décroissance n’arrivera pas à s’imposer comme mot d’ordre, urgent et impératif, le capitalisme industriel continuera d’interpréter les revendications des mouvements sociaux comme des défis techniques”. “On ne peut pas se satisfaire d’améliorer l’efficacité énergétique du stockage de données tant que le trafic internet augmente de manière exponentielle. On ne peut pas continuer de déployer en masse des satellites en se disant qu’une partie d’entre eux permettront de mieux comprendre la déforestation…” Nous devons sortir des cages dorées qui nous rendent aveugles aux finalités. “La technique doit sortir de deux siècles d’envoûtement extractiviste”

*

Le livre de Célia Izoard est éprouvant, mais il est aussi mobilisateur. C’est aussi un manuel pour armer les luttes contre l’extractivisme à venir. Les mines ne sauveront pas la planète. Notre difficulté consiste à nous opposer à cet extractivisme. Dans les mines modernes, l’automatisation a fait disparaître le rapport de force social qui existait, comme on le trouve dans Germinal. Ce ne sont plus les populations employées qui peuvent s’opposer au minage, mais celles qui sont sacrifiées par les impacts de la mine. Ce déplacement de la lutte sociale à la lutte environnementale, des luttes locales aux luttes lointaines, explique certainement nos difficultés à réduire leur déploiement, car elle nécessite une mobilisation plus large. Nous devrions être concernés par ce qu’il se passe à Bou-Azzer au Maroc, à Butte dans le Montana, à Rio Tinto en Andalousie… Ce n’est pas le cas. 

La ruée minière au XXIe siècle regarde le monde tel qu’il est. Et il n’est pas beau. 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Célia Izoard, La ruée minière au XXIe siècle, enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Seuil, “Ecocène”, 2024, 342 p, 23 euros.

4 thoughts on “Au fond du trou extractiviste

  1. Pour prolonger le livre de Celia Izoard, parait également celui de Ange Pottin, “Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre” qui montre que le nucléaire est pensé comme une énergie déconnectée de son emprise terrestre, minimisant les difficultés techniques et humaines a son exploitation et reposant sur un imaginaire de la recyclabilité infinie, du retraitement décoléré des réalités opérationnelles. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/29/ange-pottin-philosophe-des-sciences-le-nucleaire-francais-est-pense-comme-une-energie-deconnectee-de-l-emprise-terrestre_6213678_3232.html

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