Vers un monde plus translucide que transparent : les impasses de l’amélioration des modes de sélection

Couverture du livre d’Annabelle Allouch, La Société du concours.

Le concours s’est-il imposé comme le mode de reconnaissance du mérite des individus dans un monde de compétition globalisée ? C’est la thèse que défendait en 2017 la sociologue Annabelle Allouch (@annabellallouch) dans La société du concours : l’empire des classements scolaires, Seuil, “La République des Idées”. Dans cette belle analyse du concours, comme forme radicale de sélection qui préserve la reproduction sociale, la sociologue replace le concours dans la longue évolution des formes sélectives. Elle rappelle que le développement du concours est lié au développement de la puissance publique. Si son usage tend à s’étendre, c’est qu’il a longtemps été une réponse efficace à l’augmentation des effectifs scolaires. Reste à savoir s’il est toujours une “épreuve démocratique d’évaluation individuelle” ou un meilleur mode de contrôle des élites sur les recrutements tout en disséminant une culture de l’émulation à tous les niveaux sociaux. Mais surtout, explique-t-elle, les épreuves de sélection restent et demeurent des leviers de régulation des flux scolaires, d’autant plus nécessaires à mesure que les effectifs augmentent, comme c’est le cas dans l’enseignement supérieur. Pour Allouch, il faut lire les incessantes évolutions des modalités de concours comme des moyens pour mieux optimiser le flux d’élèves, pour mieux trier, pour toujours mieux organiser et affiner le tri social et notamment l’exclusion des moins pourvus. Le concours projette une feinte égalité qui le rend acceptable, tout en maintenant le principe des capacités scolaires comme socle du recrutement, perpétuant le poids des héritages, c’est-à-dire celui de l’origine sociale que le système scolaire n’arrive pas à défaire. 

Le concours, fiction méritocratique au service du tri social

Le concours s’est transformé. Il est de moins en moins l’épreuve égalisant les conditions et de plus en plus une sélection spécifique. L’oral et l’examen des motivations remplacent l’écrit, les épreuves mêmes disparaissent au profit de l’étude des dossiers… Mais derrière une forme de personnalisation qui tient certainement bien plus d’une apophénie que d’une individualisation, les systèmes de classements et d’appariements visent bien plus à nous catégoriser toujours plus finement qu’à nous distinguer, Dans la société du concours comme dans la société du dossier, l’assouplissement apparent des critères sous leur diversification masque combien ceux-ci visent surtout à produire, affiner et finalement renforcer et durcir les critères scolaires et sociaux. Le déploiement de critères de sélection homogènes et nationaux, en Staps par exemple, aussi raffinés soient-ils n’ont aucune influence significative sur la sélection. Le niveau sportif ou l’engagement citoyen par exemple, très valorisé dans le mode sélectif en Staps n’a aucune incidence sur la réussite. Seuls les résultats scolaires semblent avoir une légère influence prédictive sur la capacité à réussir ses études. Rien ne semble être capable de venir renverser les biais sociaux, les héritages, de bouleverser la “démocratisation ségrégative”. En fait, la sélection, le fait de sélectionner, est surtout  devenue un signal de qualité, quelle que soit la manière dont elle est produite… alors qu’elle est d’abord le résultat d’un manque inédit de place dans l’enseignement supérieur liée à l’acmée de la massification scolaire. Plus qu’un gage de réussite, la sélection est d’abord un outil de tri social. La qualité des enseignements est directement liée à leur sélectivité et donc à leur fermeture sociale. “Le concours s’est imposé comme un mode de classement acceptable, précisément parce qu’il repose sur une légitimité politique et symbolique forte, fondée sur la reconnaissance du mérite individuel”. C’est au nom du mérite qu’on justifie toutes les modalités de tri social, comme Annabelle Allouch l’explique dans un autre livre. Le classement scolaire est considéré comme juste, pour beaucoup, qu’importe s’il amplifie les hiérarchies sociales. Allouch évoque “l’emprise du verdict scolaire”, une forme de “scolarisation du jugement” qui seule serait à même de détecter toutes les qualités par l’accumulation des jugements. Pourtant, le capital scolaire reste une conversion du capital socio-économique. Finalement, l’ajustement sans fin de la sélectivité assure surtout la rentabilité de ces capitaux, dans un “crédentialisme” (une course au titre scolaire) sans limite, au sein d’un système éducatif de plus en plus segmenté, où les passerelles sociales semblent plus ténues qu’autre choses (et le sont semble-t-il moins qu’avant, malgré tous les grands mots d’ouverture sociale… : les élèves des catégories populaires représentaient 29% des élèves des 4 grandes écoles – ENA, ENS, Polytechnique et HEC – dans les années 50. Ils ne sont plus que 9% aujourd’hui). 

Mieux trier, c’est mieux éliminer

Si la part des enfants d’ouvriers diplômés du supérieur a progressé, elle reste bien moindre que celle des enfants de cadres supérieurs. Allouch explique très bien que la sélection est devenue plus importante que le diplôme, comme Parcoursup est plus primordial que le Bac. Pour Allouch, il y a cependant un changement dans le recrutement des élites qu’impose le concours, reposant non plus sur l’égalité de traitement, mais sur la reconnaissance de l’identité, de la singularité du candidat, de son “authenticité” (“La justice sociale ne relève plus de l’égalité de traitement (…) mais de la reconnaissance de son identité sociale”). Une authenticité qui semble bien plus tenir d’un critère du marketing de soi qu’autre chose. Comme semble le dire la chercheuse Emily Hund dans son récent livre sur les influenceurs, l’authenticité est la métrique de ceux qui parviennent à exploiter leur capital social. Le succès des influenceurs semble répondre à celui des surdiplômés, dissimulant pour les uns la machinerie marketing à l’œuvre, pour les autres, la machinerie de reproduction sociale qui leur permet de briller dans un monde d’hypercompétition. Pour Allouch, l’authenticité est le critère qui valorise l’individu, celui qui sert à produire et apprécier les élites et les cadres, à la fois norme d’admission et norme sociale de réalisation de soi. 

Pour identifier les candidats, les formes sélectives reposent désormais beaucoup sur des croisements de critères, des “faisceaux d’indices” provenant de dossiers plus que d’épreuves ou de concours… mais ce faisceau d’indice permet-il vraiment de “remettre en perspective les résultats de l’élève à l’aune de son environnement social et familial” ou au contraire de mieux trier encore depuis ce contexte social ? Le fait que ces formes sélectives permettent de mieux sélectionner encore et finalement de restreindre l’accès social devrait bien plus nous interroger qu’autre chose. L’amélioration du taux de réussite en première année de Staps par exemple, a bien plus à voir avec l’accroissement des bacheliers généraux parmi les admis grâce à la formule sélective nationale mise en place lors du passage d’APB à Parcoursup, qu’à tout autre critère. C’est toujours l’éviction des moins bons candidats qui explique l’amélioration sélective. 

La quantification plutôt que la transparence, la procédure en guise d’impartialité, la conformité plutôt que la diversité

Ces nouveaux modes sélectifs reposent également sur la transparence estime Allouch. Mais plus qu’une transparence, la sociologue note surtout que la délibération s’est outillée de procédures pour assurer de son équité, comme la collégialité des jurys, l’anonymat des candidats, l’unité temporelle (qui met en scène l’égalité de traitement) ou l’amélioration de la qualité des juges, voire de processus de jugements qui tentent d’assurer un semblant d’impartialité et d’objectivité (“L’objectivité repose sur la croyance dans une subjectivité humaine domptée par un ensemble de mécanismes et d’outils quantifiés, capables de livrer une lecture distanciée et objective du moi”). Mais plus qu’à la transparence, rarement acquise (Parcoursup est un bon exemple, car on ne peut pas dire que malgré la démultiplication des informations, la transparence permettant au candidat de comprendre comment il va être apprécié voire sélectionné soit au rendez-vous, au contraire), c’est à la quantification qu’on demande d’assurer la possibilité d’une comparaison entre les candidats. C’est aux grilles et à leurs critères pondérés, qu’on demande de résoudre la tension entre impartialité et authenticité. 

Reste qu’on peut se demander ce qu’il en est vraiment. La soi-disant authenticité, est-elle un attribut que les modes sélectifs sur concours ou dossier permettent de produire ? En vérité, on ne voit aucun humain dans un dossier parcoursup ! Ce que les dossiers mesurent avant tout, c’est la conformité au mode sélectif. Plus qu’une authenticité, j’ai l’impression que le mode sélectif favorise surtout son élitisme. Quant à la transparence de ces modes sélectifs, il faut quand même leur faire un sort. Je pense que les processus de sélection technique renforcent l’opacité plus qu’ils ne la résolvent. Les modes sélectifs ne sont pas devenus plus transparents. Ils sont devenus plus procéduriers et plus complexes certes, mais ils n’ont produit aucune transformation autre qu’un renforcement de la sélection scolaire. 

L’impartialité, réfugiée dans les calculs, semble surtout produire des règles plus rigides, plus ségrégatives, plus stratifiées. Pas sûr que le candidat soit assis à la table des délibérations, comme Annabelle Allouch l’avance en pointant la montée des recours légaux contre les sélections (que la procédurisation des grilles sélectives justement vise à faire reculer).. Le développement d’une information minimale, de processus de sélection plus documentés… semblent là pour diminuer les recours, mais ils n’ont pas produit ce que tout le monde en attendait : un changement de la sélection, une évolution, une meilleure ouverture sociale. Au contraire, le développement de process semble rendre les recours plus difficiles, mais sans que la pseudo-transparence n’ait bouleversé la stratification socio-scolaire. J’ai pour ma part de plus en plus l’impression qu’on a affaire à une fausse transparence. Au déluge d’information de Parcoursup répond l’ouverture des données de data.gouv.fr, alors que la réalité relève bien plus pour le second de la privatisation des services publics que de leur ouverture, et dans le cas de Parcoursup, d’un déluge d’information qui n’éclaire aucun choix et ne permet aucune projection aux élèves pour savoir si leur candidature est légitime. La démultiplication des grilles de critères ne parvient pourtant pas à dépasser la hiérarchie sociale des choix, au contraire. Les critères viennent limiter les erreurs et confirmer les sélections, les renforcer. C’est ce que la sociologue semble d’ailleurs dire dans son dernier livre, Les nouvelles portes des grandes écoles (PUF, 2023), où elle montre combien l’ouverture sociale est mise en scène. J’ai l’impression que ces outils, ces grilles, ces micro-classements aident à cette mise en scène sans produire aucune ouverture sociale, bien au contraire. D’ailleurs, Allouch conclut sur ce même constat. La sélection demeure intrinsèquement inégalitaire et “la société du concours ne modifie pas la nature socialement inégalitaire du recrutement des élites, mais elle infléchit sa forme afin d’en préserver la légitimité”

La société du dossier… au risque de figer plus encore la stratification sociale

Reste que la société du concours semble déjà derrière nous. Comme si les évolutions du concours n’avaient pas suffit à produire cet affinage sélectif. Nous sommes déjà passés à la société du dossier, où les sélections ne dépendent plus d’épreuves, mais d’un dossier, de profils plus ou moins détaillés que le calcul va classer et faire parler. Les plateformes de recrutement ou de sélection permettent très efficacement d’améliorer la gestion des flux, d’optimiser le tri. La sélection algorithmique permet de couvrir d’un “habillage méritocratique” ses logiques sélectionistes et élitistes. Dans la course sélective, le poids des inégalités sociales s’est renforcé, et semble construire des “hiérarchies à vies”, comme le montre la stratification des inégalités selon les niveaux de diplômes, qui souligne que les écarts de revenus se creusent de plus en plus selon les niveaux de diplômes. Les stratégies ascensionnelles semblent toujours plus difficiles. En fait, les filières qui trient, organisent leur propre pouvoir. “La mobilité sociale n’est plus une notion sociologique qui permet de penser le déplacement des individus dans l’espace social ; elle devient un discours, une idéologie institutionnelle”. Le mérite dans les outils d’appariement est la pilule qui permet de faire passer leur aporie. Dans Parcoursup, le mérite est partout, jusqu’aux millions de lettres de motivations qui ne sont jamais lues… alors qu’en fait la motivation, depuis l’abandon du classement des voeux qui permettait aux élèves d’indiquer leur choix, leurs désirs, n’est absolument pas pris en compte par ces systèmes qui n’ont aucune catégorie à leur disposition pour mesurer la motivation justement. Le mérite semble partout glorifié à mesure qu’il s’éteint. La consécration de la société du concours “implique mécaniquement un creusement des inégalités sociales par l’enseignement supérieur”. Alors que 80% d’une classe d’âge arrive au bac, la concurrence optimise les flux sociaux de recrutement, et renforce les inégalités fondées sur l’origine sociale. Quant aux rares voies d’accès alternatives mises en place par les formations élitaires pour tenter de l’être moins, elles restent profondément différentes, ne produisant pas les mêmes diplômes, les mêmes statuts. Les inégalités ne sont pas réduites, elles sont au contraire encore plus spécifiées, mesurées, distinguées, solidifiées. 

Pour la sociologue, il nous faut sortir de la sélection pour tous partout, tout le temps. Pour elle, le principal levier, reste d’abord l’augmentation des moyens financiers et humains, ce que ces plateformes sélectives justement optimisent en tentant en regard d’optimiser au maximum le financement de l’éducation supérieure par l’optimisation des places, afin que chacune soit rempli pour éviter justement de questionner le financement profondément inégalitaire du supérieur, où les meilleures places sont également les plus dotées. La réussite des étudiants semble pourtant très corrélée à leur encadrement et à leur environnement de travail, dont la qualité est inversement proportionnelle au niveau sélectif. Dans la société des plateformes qui sélectionnent sur dossier, nous sommes coincés dans une boucle de rétroaction qui empêche d’agir à quelque niveau que ce soit, car la boucle sélective désormais s’auto-entretient. Même le contrôle des taux de sélectivité est désarmoçé par les systèmes de quotas et de discrimination positive qui donnent l’illusion que les choses s’améliorent. La société du dossier promet d’amplifier encore les pires effets de la société du concours, comme si elle tentait de cristalliser la société afin de figer sa reproduction sociale. 

Le déplacement des épreuves : l’efficacité du tri pour lui-même

Pourtant, en même temps qu’elle dressait l’histoire du concours, je me disais que nous avions déjà basculé dans un autre moment, qui n’est plus le temps du concours, mais bien celui du dossier. Le mode de recrutement du concours est en train de s’effacer au profit du recrutement sur dossier et sur son analyse, certainement parce que la force de la puissance publique est elle-même en train de changer. La sélection relève désormais de plus en plus d’un pur examen de données. 

C’est cette transformation qu’explorent justement Jean-Marie John-Mathews (@jeanmarie_johnm) et Dominique Cardon (@karmacoma) dans un article de recherche sur la sélection des individus à l’ère du machine learning. 

Pour les deux chercheurs, la sélection par le dossier est non seulement devenue possible grâce aux techniques de calcul, mais surtout ce nouveau format d’épreuve prétend absorber les multiples critiques que nos sociétés ne cessent d’adresser aux générations d’épreuves précédentes. Pour Cardon et John-Mathews, la sélection des profils automatisée est une réponse technocratique aux critiques d’une société ségrégée. Les tests et la calculabilité des profils permettent de faire coller l’évolution des sélections aux engagements de transformation continue de la société… – même si, en réalité, ces sélections font plus semblant de transformer la sélection que de la changer vraiment, autrement qu’en permettant de les affiner de critères toujours plus pondérés. 

Pour pallier aux critiques de ces sélections sur profil, on a tendance à démultiplier les critères pris en compte. “Cette augmentation du nombre de variables vise à réduire l’injustice” – certainement en produisant d’autres formes d’injustices d’ailleurs – et génère une complexité inédite faisant vaciller les principes d’équité mobilisés. C’est le calcul désormais qui établit la légitimité dans une opacité inédite d’épreuves sur dossiers. Pourtant, ce calcul reste imparfait : “la capacité du fichier à produire des variables s’épuise et se dissout dans un ensemble d’informations disparates qui ne peuvent être systématiquement comparées dossier à dossier”… Selon les points de références pris en compte, les jugements s’orientent selon des principes différents les uns des autres. Les algorithmes et les systèmes d’apprentissage automatique proposent de “remplacer la justification instable des jugements par des probabilités statistiques”. Ces nouveaux modes de calculs ont pour conséquence l’inflation des données d’entrées : comme tout est calculable, le nombre d’informations que l’on demande aux candidats se démultiplie. Se singulariser devient le fardeau des candidats, contraints à de nouvelles épreuves, à l’image de la lettre de motivation… Pourtant, cette singularisation est parfaitement factice tant les lettres se ressemblent à mesure que vous démultipliez les candidats. Au final, elles permettent surtout d’affiner l’appréciation du niveau social du candidat, plus que d’évaluer sa motivation. Pour John-Mathews et Cardon, les critiques à l’égard de ces tests sur profils ou dossiers, ont pour conséquence de les rendre permanents et continue (plutôt que de les conduire à être plus transparents ou loyaux), comme si une appréciation permanente et mouvante, était mieux à même de produire de la justice que des règles claires et établies. Ce n’est bien sûr pas le cas du tout me semble-t-il. Mais à mesure que les données se disséminent, les calculs peuvent se recomposer à tout instant, non pas tant pour produire de la justice que de l’efficacité par ceux qui orientent les calculs (ceux qui sont orientés par les calculs n’ayant jamais d’espace pour influer sur ceux-ci). A l’heure du Big Data, où toutes les données sont mobilisables, nous entrons dans un nouveau régime de production identitaire, expliquent les deux sociologues. Mais à nouveau, le but n’est pas de produire des singularités, mais bien d’apprécier des profils par rapport à d’autres profils, de vous catégoriser plus que de vous individualiser. 

La grande question reste de savoir ce que change cet élargissement par la prise en compte des données ? Si l’affectation est certainement “améliorée” du point de vue de celui qui procède au calcul, ce que l’on constate bien souvent, c’est que dans cette précision nouvelle du calcul, les affectations semblent encore plus stratifiées qu’elles n’étaient, comme si les catégories étaient finalement renforcées (la réforme du mode de calcul des aides personnalisées au logement par exemple a eu un impact contrasté au détriment de certains publics, comme les 18-24 ans ; Parcoursup joue plus fort au détriment des moins bons élèves et des élèves issus des lycées professionnels, malgré les mesures tentant d’y remédier, comme les quotas, qui visent plus à les orienter vers certaines formations qu’à les disséminer…). “En éliminant la catégorisation des individus, le test perd sa population de référence, ce qui rend plus difficile la démonstration du caractère injuste des résultats du test”, soulignent avec pertinence Dominique Cardon et Jean-Marie John-Mathews. Il n’y a plus de façon de contrôler la production de justice ou d’injustice… Dans la boîte noire des calculs, toute métacritique devient difficile. Et si de nouveaux objectifs viennent ré-orienter l’efficacité des calculs – comme le classement des candidats à une transplantation cardiaque, guidée désormais par la prédiction de l’espérance de vie en bonne santé après la greffe, l’embauche de candidats guidée par l’estimation du chiffre d’affaire, la libération de prisonniers selon le risque de récidive ou la sélection d’élèves selon leur taux de réussite en première année…- en réalité, ces objectifs ne sont que des proxys d’optimisation. Les objectifs restent les mêmes derrière ces reformulations… Dans l’éducation, la sélection va accentuer celle des meilleurs élèves, dans la santé, la sélection va accentuer le choix des personnes en meilleure santé, etc. Bien souvent, derrière l’affinage des calculs, se cache surtout leur inefficience, leur aporie, leur incapacités à distinguer des candidats trop similaires. Comme le disait David Robinson dans son livre, Voices in the Code : le scoring pour lui-même “ne distingue plus de différences médicales entre des patients, mais les discrétise pour les discrétiser. La fausse rationalité du calcul, permet “d’esquiver la réalité que de tels choix, sont, à un certain niveau, arbitraires”

Ces subterfuges par le calcul se retrouvent partout. Poussé à son extrême, le score produit des différences inexistantes, pour produire des différences, pour trier, classer, exclure. Plus que de nouveaux objectifs, le calcul vise à toujours améliorer son efficacité, entre pauvreté et délire calculatoire, mais sans jamais arriver à dépasser ses défaillances et ses limites, à l’image du risque de récidive. “Alors que les tests continus sont souvent vantés pour leur flexibilité et leur adaptabilité aux contextes uniques qu’ils sont capables d’assimiler, ils sont à la fois centralisateurs et rigidifiants car ils doivent façonner le monde social pour exister.” Les épreuves en continue et les calculs à la volée relèvent surtout d’une gouvernance instrumentale, privilégiant “les effets sur les causes” au risque de rigidifier plus encore les systèmes. Comme Parcoursup finalement, le but est d’optimiser et d’améliorer la gestion des flux des élèves en rigidifiant la sélection sociale. Le risque de déploiement des grands systèmes est bien de stratifier plus encore la société, empêchant quiconque de sortir du score que le calcul établit. 

Un monde plus translucide que transparent

Enfin, j’ai l’impression qu’il y a un angle mort dans ce grand récit : c’est celui du progrès inéluctable de la transparence. Alors que très concrètement, dans les grands systèmes de calculs, la transparence ne progresse pas vraiment. C’est le constat que dressait Algorithm Watch en 2020 dans son rapport annuel. C’est celui que l’on peut dérouler en observant l’opacité de tous les grands systèmes de calculs sociaux (par exemple, récemment à Rotterdam). A mesure que le calcul se complexifie, celui-ci s’éloigne de la personne calculée, qui ne peut ni le reproduire, ni s’y projeter. Si les modalités de calcul sont précisées, le calcul n’est en rien transparent ou accessible. D’abord parce qu’il est de moins en moins appréciable, à l’image du calculateur des aides sociales qu’évoquait la chercheuse Marie Alauzen. Mais plus qu’une opposition entre une “transparence mécanisée” et une “opacité administrative”, on peut se demander si la quantification et sa complexité produisent vraiment de la transparence ? J’ai l’impression que le développement des procédures, des processus et des calculs n’oeuvrent pas vraiment à la transparence, mais bien plus à une translucidité de l’information. Dans Parcoursup, les candidats ne connaissent pas clairement les conditions rédhibitoires des formations (ne pas avoir moins de 12 de moyenne par exemple ou ne pas être un élève absent…) par exemple, malgré toute l’information disponible. La disponibilité de l’information ne la rend pas nécessairement interprétable.  

Dans le numérique, la transparence est sans arrêt mobilisée sans jamais être vraiment interrogée. Elle est à la fois une condition et un objectif. Bien souvent, elle se résout assez simplement : il suffit de publier le code source pour l’atteindre ! Pourtant, on commence à se rendre compte que cela ne suffit pas. Que ce qui est publié est souvent partiel et partial. Il ne s’agit pas seulement du code, il faut aussi pouvoir l’exécuter, avoir accès aux données, avoir accès aux codes imbriqués dans le code… La transparence reste bien plus relative qu’effective. Ensuite parce que la transparence est toujours un contrepoint pour construire d’autres opacités. La publication du code source d’un programme permet de faire l’impasse sur les données opaques. L’ouverture de l’algorithme d’interclassement de Parcoursup de mieux masquer les tris des algorithmes locaux. L’exemplarité des startups d’État ou le programme d’ouverture de données de l’Etat qui masquent la privatisation sans précédent des systèmes publics par les acteurs du conseil et les SSII. Enfin, c’est la transparence d’une surinformation qui masque les réalités et complexités du classement des informations et de leurs amplifications. Dans Parcoursup par exemple, les élèves sont confrontés à une transparence inaudible, qui ne permet pas de savoir au candidat s’il peut candidater à une formation, c’est-à-dire s’il en a le niveau, s’il peut répondre aux attendus… Quand bien même il y parviendrait, il ne peut pas apprécier sa chance car trop de paramètres viennent bouleverser les classements scolaires, que ce soit la prise en compte du comportement, qui peut venir bouleverser les classements, auquel il faut ajouter les quotas. Même quand les modalités de calcul sont disponibles, en fait, les résultats dépendent également des résultats des autres, ce qui fait que la projection de soi dans les calculs est bien souvent impossible. Quand bien même je parviendrai à calculer ma place dans la file d’attente dans Parcoursup, mon affectation dépend également des autres. Le rang du dernier appelé de l’année précédente pouvant évoluer considérablement d’une année l’autre.  

Le développement de la quantification rend les calculs bien plus translucides que transparents. Comme si celle-ci nous échappait toujours, comme si le terme était inadapté à ce qu’il décrit. Le fait qu’un processus soit clair et établi ne suffit pas à produire sa transparence, il faut aussi qu’il soit reproductible par l’individu calculé, projectif, ce qui est de moins en moins le cas. A mesure que le numérique se déploie, j’ai l’impression que la transparence s’éloigne, remplacée par autre chose… quelque chose qui permet de faire passer ou de faire croire à l’équité ou à la bienveillance des calculs, sans en distinguer les contours exacts. De partout, les outils d’appariement et de scoring se multiplient, mais sans que la transparence ne progresse. On en reste à une impression, à l’impression que l’on comprend les calculs malgré ou par-delà leur complexité. 

La transparence est certes un idéal, une utopie. Le risque est que nous le perdions à mesure que la complexité se déploie. C’est la possibilité d’accéder au code, de le lire, qui nous a longtemps fait croire que le numérique était transparent par nature. Mais cette transparence de prime abord n’a jamais empêché le développement de l’exploitation des données. Ce qui nous rappelle que la transparence n’est pas et ne peut pas être un objectif en soi suffisant. Or, dans le numérique et notamment dans les systèmes de calcul, on a l’impression que la transparence (et son corollaire, la publication open source) est un peu le seul mode de régulation proposé et qu’il est venu exclure toutes les autres modalités de régulation, comme si une forme de vérité devait venir avec la seule transparence. Elle ne suffira pas en soi. Et le risque, en ne reposant que sur la transparence comme outil de régulation, c’est de ne construire qu’une relation translucide aux calculs, qui donne l’impression qu’ils sont vertueux sans avoir jamais à le démontrer.  

Hubert Guillaud

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