Et si on faisait réguler l’IA par les travailleurs ?

La question du contrôle de l’IA demeure problématiquement descendant. Grandes entreprises et politiques publiques se disputent les modalités de régulation. Pourtant, un groupe vient de faire un grand progrès en la matière, ce sont les syndicats de scénaristes américains, explique l’essayiste Rana Foroohar pour le Financial Times. En effet, après cinq mois de grèves, ils viennent de conclure un accord qui leur a permis d’obtenir de meilleures conditions de travail et de rémunération, mais surtout, qui a établi de nouvelles règles sur la façon dont l’industrie du divertissement peut et ne peut pas utiliser l’IA. 

Pourtant, quand on regarde les avancées obtenues, celles-ci portent bien plus sur le financement qu’autre chose. En matière d’IA, l’accord semble produire peu d’avancées

“Le scénariste peut choisir d’utiliser l’IA lors de l’exécution de services de rédaction, si la société y consent et à condition que l’écrivain suive les politiques applicables de l’entreprise. L’entreprise ne peut pas exiger que le scénariste utilise un logiciel d’IA (par exemple, ChatGPT) lors de l’exécution de services de rédaction.

L’entreprise doit divulguer au scénariste si le matériel qui lui est fourni a été généré par l’IA ou intègre du matériel généré par l’IA.

La Guilde se réserve le droit d’affirmer que l’exploitation du matériel des scénaristes pour former les IA est interdite par l’accord ou toute autre loi.”

Concrètement, explique The Guardian, l’accord n’interdit pas l’utilisation d’outils d’IA dans le processus d’écriture, mais place des gardes-fous. Selon les nouvelles conditions, les studios “ne peuvent pas utiliser l’IA pour écrire des scripts ou pour éditer des scripts déjà écrits par un écrivain”. L’accord empêche également les studios de traiter le contenu généré par l’IA comme un « matériel source », à la manière d’un roman ou une pièce de théâtre que les scénaristes pourraient être chargés d’adapter pour un coût inférieur et moins de crédit qu’un scénario entièrement original. En fait, les termes de l’accord permettent aux scénaristes d’utiliser l’IA, sans compromettre le crédit ou la rémunération qu’ils reçoivent. “L’IA est sous le contrôle des scénaristes, pas sous le contrôle des studios”… et ne peut pas être utilisée comme une technologie d’automatisation ou de remplacement. 

Pour Rana Foroohar, voilà qui montre très concrètement que l’IA peut-être régulée. Depuis longtemps, les syndicats savent exploiter les connaissances des travailleurs pour élaborer de meilleures règles en matière de sécurité, de confidentialité, de santé, de droits de l’homme… Pour elle, les directions devraient travailler avec leurs employés et contractants pour mieux savoir que faire avec les nouvelles technologies, au fur et à mesure de leur déploiement. L’intégration ascendante des technologies permet également de coller à l’expérience. Les syndicats sont mieux à même de protéger les intérêts des travailleurs et des citoyens et devraient être un contrepoids utile aux Big Tech et aux réglementations des Etats. 

Cette bataille syndicale pourrait inspirer d’autres secteurs, estiment les experts, et notamment la grève des acteurs qui pour l’instant, elle, se poursuit… et ce alors que les studios ont proposé de rémunérer les acteurs pour une seule journée de travail en échange de l’utilisation de leur image à perpétuité ! Elle inspire en tout cas les auteurs : plusieurs d’entre eux, dont John Grisham, Jonathan Franzen et George R.R. Martin ont lancé une action en justice contre OpenAI, alléguant le “vol systématique à grande échelle” de leurs livres protégés par le droit d’auteur pour entraîner leur modèle. Enfin, les personnels du jeu vidéo ont lancé une autorisation de grève, liée aux problèmes que pose l’introduction de l’IA dans ce secteur. Pourtant, tout le monde ne trouve pas que l’accord permet de grandes avancées. Comme le souligne Wired, l’accord ne vilipende pas l’IA : il laisse plutôt la porte ouverte à une expérimentation continue, sans rogner les rémunérations des scénaristes. L’accord avec la Writers Guild « fait beaucoup confiance aux studios pour faire ce qu’il faut », estime un observateur. 


Dans le New York Times, le spécialiste du travail Adam Seth Litwin estime lui aussi que cet accord crée un précédent que devraient regarder tous ceux qui s’inquiètent des bouleversements dont l’IA les menace. Il rappelle que les choix technos comme la stratégie relèvent toujours de prérogatives managériales. Et bien souvent, les négociations syndicales sur l’impact des technologies ne portent que sur les termes et conditions, comme les salaires. Mais cela n’a pas été le cas ici. “L’accord établit un précédent selon lequel l’utilisation par un employeur de l’IA. peut être un sujet central de négociation. Cela crée en outre un précédent selon lequel les travailleurs peuvent et doivent avoir leur mot à dire sur le moment et la manière dont ils utilisent l’intelligence artificielle au travail.” Pour le dire plus précisément encore, intégrer la question de l’IA à l’accord visait une assurance plus importante : si l’IA augmente la productivité des écrivains ou la qualité de leur production, les membres de la Guilde devraient obtenir une part équitable des gains de performance. Au coeur de l’accord, estime Litwin, repose le fait que le matériel produit par les IA ne puisse être protégé par le droit d’auteur (alors que les studios détiennent généralement les droits d’auteurs sur le matériel des scénaristes et écrivains qu’ils emploient). Litwin inscrit cette victoire dans l’histoire d’autres grandes victoires syndicales, comme quand l’union des déchargeurs d’entrepôts, dans les années 60 a négocié des garanties de salaires à l’heure où arrivaient les premiers conteneurs. Pour Litwin, la Writer’s Guild a fait un beau cadeau à tous les autres syndicats qui devrait inspirer bien d’autres négociations. Dans l’industrie automobile, où les grèves ont commencé pour discuter des conditions dans lesquelles se fera la transition des véhicules thermiques aux véhicules électriques, l’enjeu est assez proche, puisqu’il consiste à s’assurer que cette transition se fera en assurant la reconversion et un meilleur partage des bénéfices avec les travailleurs.

Ce n’est pas encore le grand soir de l’algovernance tant attendue, mais les droits et les conditions de travail ont été défendus.

Hubert Guillaud

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