Petits diplômes : des transformations de l’école et du travail

Malgré une couverture peu engageante, Idées reçues sur les petits diplômes, est un excellent petit livre (150 pages) pour combattre les idées reçues sur les “petits diplômes”, qui offre vraiment une mise à jour synthétique et riche. En une vingtaine de courtes contributions, on a l’impression de faire le tour du sujet, en profondeur. Et quand on l’a fini, on ne pense plus la même chose que quand on y est entré ! 

La couverture du livre “Idées reçues sur les petits diplômes”.

Les certificats de qualifications professionnelles concurrencent de plus en plus les diplômes nationaux et notamment les plus petits diplômes, du CAP aux BTS, en passant par les brevets et bacs pros. Et cette disparition des diplômes, au profit de qualifications et de titres aujourd’hui, de micro-certifications demain, bouleverse leur hiérarchie, au détriment des petits diplômés qui sont certainement appelés à être les plus touchés par le remplacement des diplômes. 

Les diplômes sont restés des barrières sociales, rappelle Gilles Moreau, même si le Bac est devenu à son tour un petit diplôme à mesure qu’il s’est massifié (32 admis en 1808, 43,5% d’une classe d’âge en 1990, 90% en 2020). La barrière sociale du bac s’est déplacée à l’intérieur du diplôme lui-même. Du bac général au bac pro, des sections et spécialités, le diplôme semble s’être libéré et diversifié, mais en fait, chacun porte la hiérarchie sociale de son recrutement. Des choix de spécialités du bac général aux centaines de sections différentes du bac pro, “les bacs” continuent à porter la hiérarchie sociale du recrutement. Pour Pierre Merlé, plus qu’une démocratisation du bac, on a assisté à une “démocratisation ségrégative”, c’est-à-dire une massification des scolarités organisées en filières hiérarchisées dont le recrutement social varie. Rite de passage de plus en plus symbolique, le bac n’unifie pas la jeunesse, puisqu’aucun ne passe désormais le même diplôme et que le sens et l’usage social du diplôme varie selon les groupes sociaux. 

Le livre rappelle plein d’informations sur l’origine des CAP par exemple, cette formation professionnelle de masse, socle de la société salariale des Trente Glorieuses, jusqu’à sa dévalorisation avec la crise et qu’il devienne un trop petit diplôme pour assurer les promotions individuelles qu’il a tant permis dans le monde industriel. Un article de Fabienne Maillard permet aussi de saisir l’origine complexe de la grande diversité des formations diplômantes notamment professionnelles, qui ne relèvent pas uniquement du ministère de l’Education nationale. 

Une autre synthèse, signée Prisca Kergoat, revient aussi sur l’évolution de l’apprentissage (son explosion, en 25 ans, passant de 300 000 à 700 000 apprentis par an, devenu premier budget de l’Etat pour l’emploi des jeunes), vue par tous comme la solution à tous les maux : de l’insertion à la réduction des inégalités sociales en passant par la lutte contre le chômage… L’article explique pourtant que l’évolution récente de l’apprentissage profite de moins en moins aux petits diplômes : l’introduction de l’apprentissage dans le supérieur se fait au détriment de l’apprentissage dans le secondaire, sans profiter aux jeunes les plus éloignés de l’emploi, comme c’était le cas avant (l’apprentissage diminue même dans les formations du secondaire, non pas faute de candidats, mais faute de places !) “L’apprentissage introduit un nouveau sas de sélection. La soi-disant “performance” de l’apprentissage en matière d’insertion professionnelle tient pour beaucoup à l’éviction des jeunes non qualifié.e.s et issu.e.s des milieux les plus précarisés, ainsi que des filles et des jeunes issu.e.s de l’immigration”. L’apprentissage en grimpant dans les niveaux de formation contribue à favoriser les plus favorisés, le détournant de sa finalité première, aider les jeunes issus des classes populaires, ces petits diplômés, à s’insérer et à s’émanciper. 

Les petits diplômes ne sont pas seulement pour ceux qui ne peuvent pas aller en général, explique Sophie Denave. Si les filières professionnelles sont bien des lieux de relégations, où l’on trouve massivement des jeunes d’origine populaire, des élèves aux parcours scolaire difficile (“72% des élèves “en retard” poursuivent en cycle professionnel”), l’orientation vers l’enseignement pro constitue bien une “sélection scolaire négative”, mais à niveau scolaire égal, elle est d’abord une orientation sociale : les conseils de classe proposent plus fréquemment une orientation professionnelle aux enfants des milieux populaires qu’aux enfants des milieux favorisés, comme le montrait Ugo Palheta dans son livre, La domination scolaire. Mais surtout, les élèves des classes populaires peinent à s’orienter même dans l’enseignement professionnel. “Ils n’ont souvent accès qu’aux spécialités disponibles dans leur académie voire dans leur établissement”. Les filles disposent en outre d’un choix de spécialités plus restreint dans un espace marqué par une forte division sexuée. Les spécialités les plus attractives (comme “maintenance des véhicules” ou “esthétique”) sont aussi les plus sélectives et, au lycée, renvoient encore aux critères scolaires. Les élèves aux résultats les plus faibles sont souvent affecté.e.s contre leur gré dans des spécialités non désirées (comme “habillement, textile” ou “spécialités des services à la collectivité”). La pression sur les places à l’heure où la massification scolaire explose et où les places ne suivent pas, fait ressembler les petits diplômes aux plus grands : choix limités et contraints, où les dysfonctionnements, la résignation et l’incohérence se répandent plus qu’elles ne se résorbent. 

Séverine Depoilly signe elle un court article sur le genre dans les formations professionnelles. Les garçons sont plus nombreux que les filles, mais surtout, les formations y sont extrêmement genrées, selon les spécialités. Les filières productives (métallurgie, chaudronnerie, bâtiment, transport routier) accueillent les garçons, celles des services, les filles. Le problème, c’est que les spécialités de formations plus féminines (esthétique, accompagnement éducatif et social…) offrent des conditions d’insertion moins favorables, notamment parce qu’elles sont concurrencées par des diplômes un peu supérieurs (ce qui existe moins dans les filières industrielles ou celles du bâtiment). Et ce alors que les filles, comme dans tous les autres segments du système éducatif, obtiennent de meilleurs résultats quelque soit la filière intégrée… “Dans l’enseignement professionnel comme ailleurs, elles peinent plus que les garçons à tirer parti de leur formation, de leur performance scolaire et de leur diplôme”

Comme le rappelle Sophie Orange, petit diplôme ne signifie pas petite pression. Certaines petites formations ont un ratio entre le nombre de candidats et les capacités d’accueil plus fort qu’à Sciences Po Paris (1 place pour 5 candidats) ! Le CAP métiers de la coiffure de l’académie de Grenoble par exemple ou celui petite enfance de l’académie de Nantes, ne proposent qu’1 place pour 4 candidats ! Là encore, le décalage entre la demande et l’offre profite au développement de l’offre privée (comme les écoles de production qui se renforcent alors que les lycées pro, eux, sont mis à sac). Alors que nombre de petits diplômes semblent “sans conditions apparentes d’entrée”, les obtenir n’est pas si simple et là où les tensions sont les plus vives, les sélections sont les plus fortes. La sélection repose alors sur les capacités scolaires, mais également sur les capitaux culturels, les savoirs et savoir-faire. Dans certaines spécialités, les recrues ont des niveaux de formation supérieurs à celui exigé en entrée. Enfin, l’entrée dans une formation ne garantit pas l’obtention du diplôme. Les ruptures de contrats d’apprentissages sont nombreuses et entravent les réussites (sans quelles soient toujours le fait ou la responsabilité des élèves, comme on l’entend trop souvent), la réussite aux examens n’est pas non plus assurée (le taux de réussite au bac pro est de 86% quand il est de 97% au bac général – alors qu’il était équivalent en 1990), avec là encore des différences fortes selon les spécialités. 

Joachim Benet Rivières, lui, nous rappelle que les petits diplômes agricoles sont de moins en moins réservés aux enfants d’agriculteurs (ils y sont même très minoritaires, 1/10e). Bien peu préparent à devenir agriculteur exploitant et de nombreuses spécialités, très salariées, ont éclos avec la transformation du monde agricole. 

Charline Brandy démonte l’idée reçue que l’apprentissage assure d’un emploi. En fait, l’insertion sur le marché de l’emploi est bien plus différenciée qu’on ne le pense. Certains petits diplômes conservent un grand taux d’employabilité : les formations du bâtiment par exemple, par rapport aux petits diplômes du tertiaires (secrétariat, comptabilité). En fait, si l’apprentissage (CFA) fonctionne un peu mieux que les diplômes sous statuts scolaires (lycée pro), ce n’est pas peut-être pas tant du fait de la différence entre apprentissage et stages qu’il y a encore souvent entre les deux formations, mais bien plus à la différence de leurs publics. Les apprentis en CFA sont plus souvent que les lycéens en lycée pro issue d’un milieu d’ouvriers qualifiés ou d’artisans, commerçants et chefs d’entreprises, qui leur permet d’avoir les ressources culturelles spécifiques pour mieux répondre aux codes de l’entreprise que nécessite l’apprentissage. On retrouve ces différences sociales jusqu’aux capacités à trouver un apprentissage : ceux qui n’y parviennent pas, sont plus souvent enfants de parents inactifs et plus souvent en lycée pro qu’en CFA. Ce qui distingue les lycées pro des CFA, ce n’est donc pas tant l’apprentissage qui permettrait une meilleure insertion, que les origines sociales qui ne permettent pas de mobiliser les mêmes ressources pour passer des études à l’emploi ! Le lycée pro par exemple, est souvent surinvesti par les enfants d’immigrés qui voient en lui le symbole d’une réussite scolaire et qui sont victimes de discrimination quand ils doivent entrer sur les marchés de l’apprentissage et de l’emploi ! Les apprentis, placés en position pseudo-salariale durant leur formation, intègrent mieux la soumission à l’autorité et les contraintes de productivité et sont donc plus valorisés en retour par les employeurs. L’explosion de l’apprentissage, favorisé par les réformes récentes, n’est pourtant pas meilleure formatrice, mais est assurant une voie qui permet aux entreprises de bénéficier d’une main-d’œuvre à moindre coût. Les jeunes sortant de CFA ont bien une insertion facilitée par rapport aux jeunes en lycée pro, mais ce n’est pas tant lié à leur formation qu’à leurs différences sociales. 

Adrien Pégourdie rappelle quant à lui la faible correspondance entre un métier appris et un métier exercé (et ça semble aussi vrai en bas qu’en haut de l’échelle des diplômes, même si la correspondance est plus forte à mesure que le niveau de diplôme s’élève). Cette inadéquation s’explique d’abord par la contrainte qui pousse les moins bons élèves vers des formations de relégation, qu’ils choisissent assez peu. Malgré l’injonction à aligner la formation sur les besoins du monde économique, les formations peinent à s’aligner aux besoins d’abord parce que cette prévisibilité relève de l’illusion, du fantasme et occulte que le monde scolaire et le monde du travail ne fonctionnent pas selon les mêmes logiques. Enfin, ce désajustement s’explique par la faible attractivité de certains secteurs, comme l’hôtellerie-restauration ou l’aide à la personne, qui peinent à conserver leurs diplômés en raison des conditions de travail éprouvantes du secteur (temps partiel, horaires atypiques, contrats précaires, pénibilité…). On voit bien que ce ne sont pas les formations qu’il faut faire correspondre aux besoins des entreprises, comme le répète le patronat, mais bien les conditions de travail des endroits en tension qu’il faut améliorer !

Autre idée déconstruite par Emmanuel de Lescure, le fait que les petits diplômes de la formation continue soient un moyen pour évoluer dans sa carrière. En fait, la formation continue vise surtout à adapter un poste à l’emploi et assez peu à la promotion ou à la conversion. L’autre raison, c’est que bien souvent les employeurs reconnaissent assez peu ces nouvelles qualifications. La durée de la formation continue a considérablement baissé et vise surtout à accompagner des changements techniques ou organisationnels. Avec l’apparition de micro-certifications et de formations obligatoires (hygiène, sécurité…), la formation est de plus en plus centrée sur l’entretien de l’employabilité et ne permet en rien la progression de carrière : elle n’a aucun impact sur la promotion sociale ! 

Fanette Merlin revient quant à elle sur l’idée que les bacs pro ne mèneraient qu’à l’emploi et nullement à l’enseignement supérieur. C’est de moins en moins vrai, explique-t-elle. Plus d’un tiers des bacheliers professionnels poursuivent dans le supérieur. Tout le monde a intégré que “plus le niveau de diplôme est élevé, plus les revenus augmentent”. Mais cet afflux de bacheliers pro ne s’est pas accompagné d’une diversification des filières dans lesquelles ils s’inscrivent, au contraire, ils se concentrent de plus en plus dans les sections de techniciens supérieurs. Cette focalisation s’explique par les incitations publiques (les quotas dans Parcoursup qui leur permettent une priorisation dans certaines formations, en STS pour les bacs pros en IUT pour les bacs technologiques). Pourtant, à peine la moitié d’entre eux parviennent à décrocher un diplôme. L’enseignement supérieur n’est qu’entrouvert aux petits diplômes. 

Marie-Hélène Lechien rappelle que les diplômes, mêmes petits, continuent de distinguer, hiérarchiser et diviser les salariés. Dans nombre de secteurs, on retrouve cette division des statuts et des diplômes, entre CAP, diplôme d’Etat, agrément… Dans le monde du soin notamment, les technicités et les capacités sont balisés de statuts et de diplômes pas toujours très poreux entre eux. Sylvie Monchatre souligne que les petits diplômes ne sont pas toujours très appréciés. Dans le secteur de l’hôtellerie-restauration par exemple, on leur préfère souvent l’expérience, certainement du fait de l’instabilité de la main d’œuvre (la moitié des jeunes diplômés du secteur le quitte dans les 3 ans). Le fort turn-over, la discrimination endémique… explique que les TPE du secteur préfèrent les recrutements par interconnaissance afin de trouver des candidats obligés et loyaux.

Amélie Beaumont rappelle que si “plus le niveau de diplôme est élevé, plus les revenus augmentent”, avec les avancés de carrières, les écarts se creusent de plus en plus selon les niveaux. La correspondance diplôme salaire n’est pas automatique, elle dépend fortement des secteurs. Dans les milieux culturels, malgré les niveaux de diplômes atteints, les diplômés s’insèrent plus tard et pour des rémunérations moins élevées que dans d’autres secteurs, comme le commerce. De nombreuses logiques concurrentes et entremêlées œuvrent à ces différenciations dans une mosaïque de justifications des pratiques de rémunérations des secteurs. 

Les petits diplômes permettent-ils de se mettre à son compte ? Pour Fanny Renard, malgré la promotion du travail indépendant et la création du statut d’auto-entrepreneur (2009), la part du travail indépendant dans l’emploi demeure stable (11 à 12%). La détention d’un petit diplôme est loin d’être suffisant pour accéder aux professions indépendantes (artisans, commerçants, chefs d’entreprises). D’abord parce que nombre de professions indépendantes nécessitent plutôt de hauts diplômes (médecine, professions juridiques ou fiscales). Dans nombre de métiers indépendants, la qualification compte plus que le diplôme. Pourtant, dans l’artisanat ou le petit commerce, les petits diplômes ont permis de réglementer certaines professions artisanales (garagistes, boulangers, plombiers, bouchers, électriciens, coiffeurs…). La dérégulation des secteurs a pourtant tendance à remettre en cause les brevets professionnels qui permettait l’accès à l’indépendance et la transformation de ces secteurs, s’industrialisant, finit d’achever l’évolution. “Les petits diplômes n’ouvrent pas la porte des professions libérales, mais ont constitué une condition d’accès à l’indépendance dans certaines professions artisanales

Les petits diplômes demeurent les diplômes des petits, concluent les auteurs. Mais ils influencent peut-être plus qu’on ne le pense les grands diplômes. En effet, c’est la pénétration de plus en plus forte des logiques économiques et entrepreneuriales dans l’enseignement supérieur qui semble l’évolution la plus forte de ces dernières années, estiment les directeurs de l’ouvrage dans leur conclusion. Partout, les formations supérieures se rapprochent du modèle de l’enseignement professionnel, avec une augmentation des savoirs pratiques sur les savoirs théoriques. L’explosion de l’apprentissage qui conquiert désormais le supérieur, le développement de la pédagogie des compétences (mis en place d’abord dans l’enseignement professionnel), fait que les aptitudes sont désormais plus valorisées que les savoirs. Les qualifications remplacent les diplômes, et les acquisitions deviennent plus instables et personnelles. Les logiques des petits diplômes ont colonisé celles des grands diplômes. La disparition des petits diplômes publics, remplacés demain par des qualifications assurées par le secteur privé, par des CFA d’entreprises, amène assurément vers une forme de déqualification qui risque de couper les rares passerelles qui permettent aux petits diplômés de poursuivre leurs études, voire même d’obtenir un diplôme, avec une valeur nationale. Le risque, c’est qu’avec ces logiques, ce soit les diplômes eux-mêmes qui disparaissent au profit de qualifications avec moins de valeur et au détriment des mobilités sociales (mêmes fragiles). Derrière la mise à mort des petits diplômes, c’est notre idéal éducatif qui semble toujours reculer à mesure qu’une vision idéologique et problématique du mérite se diffuse partout. 

Hubert Guillaud

A propos du livre dirigé par Séverine Depoilly, Gilles Moreau, Adrien Pégourdie et Fanny Renard, Idées reçues sur les “petits” diplômes, les coulisses de la formation professionnelle, Le Cavalier bleu, collection Idées reçues, mai 2023, 21 euros, 184 pages. 

Ah, encore une chose que j’ai apprise dans ces riches pages… autour de la fameuse baisse de niveaux. La référence aux travaux de Anne-Marie Chartier qui dès 1998 montrait que si les détenteurs du certificat d’études primaires des années 20 étaient bien meilleurs en dictée que des élèves de collèges en 1995, leurs rédactions, elles étaient moins prolixes, moins logiques et bien moins orthographiées que celles des élèves de la fin du XXe siècle.

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