La maison de ma mère a toujours été étincelante, comme si elle avait toujours passé tout son temps à la nettoyer, la briquer, la savonner, la cureter, l’aspirer, la balayer, l’éponger… Et puis petit à petit les choses sont devenues moins nettes. On trouvait des traces d’éclaboussures de nourriture sur les carreaux de la cuisine ou sur les plaques de cuisson. On trouvait de la vaisselle rangée tachée. Les vitres restaient sales, pas seulement dans l’épaisseur du double vitrage.
Ca c’était dégradé petit à petit… Mais on voyait bien que les accidents et maladies de ces dernières années avaient eu des effets. Le niveau de saleté de la maison en était l’indicateur. Il y avait eu sa lombalgie, son cancer du sein, son nerf de l’épaule brisé, et son laser pour les yeux. Des petits maux pris séparément, mais qui s’étaient accumulés d’années en années. Qui avaient fait naître une fatigue nouvelle. Des douleurs. Un lourd handicap dans le bras droit. Des tremblements incontinents. Le laser lui avait redonné la vue de ses 20 ans chantait-elle, mais c’était mal mesurer que très vite ensuite, sa vue s’était dégradée. Elle reconnaissait elle-même ne plus voir les traits des gens à côté d’elle. Elle avait renoncé au téléphone mobile, comme elle avait renoncé, bien des années plus tôt au tricot ou aux Sudoku. Peu à peu, elle avait arrêté de prendre sa voiture, après avoir accumulé quelques accros. Elle avait « préféré ne pas », plutôt que de « tenter le diable ».
En faisant la vaisselle avec elle, je me rendais compte que ma mère cachait sa difficulté à accomplir son ouvrage. Elle parlait et souriait pour que je ne vois pas qu’elle même n’y voyait goutte. Elle nettoyait les choses pourtant avec toujours autant d’application, mais plus par mémoire des mouvements que de longues années de ménage lui avaient enseigné. Elle frottait les casseroles en faisant plusieurs tours, en tentant d’être attentive, elle les passait sous l’eau en les caressant pour sentir sous ses doigts ce qui y accrochait encore. Les casseroles qu’elle posait sur l’évier précautionneusement ne seraient jamais arriver ainsi jusque là quelques années plus tôt.
J’avais beau répéter à mon père qu’il faudrait peut-être désormais trouver quelqu’un pour aider, l’un comme l’autre s’en offusquaient à grand cris. Ma mère n’aurait jamais voulu d’une inconnue dans sa cuisine. Sans compter qu’elle ne voyait pas en fait ce qui n’allait plus. Mon père aussi ne voulait pas reconnaître ce que cela impliquait. Lui non plus ne voyait pas le lent débordement qui avait court. Il préférait finalement fermer les yeux. Faire avec, par défaut, plutôt que de faire autrement, sans savoir comment.
Quand ma mère disparaissait, je revenais à la cuisine. Je passais désormais l’éponge derrière elle, elle qui l’avait si souvent passé derrière moi.