Habitus

Mon père était un métronome. Il répétait avec la plus grande application chaque jour les mêmes gestes. Empruntait les mêmes chemin. Refaisait ce qu’il avait déjà fait, avec un soucis calculé. Comme si refaire était la solution qu’il avait trouvé pour vivre, pour se soulager de l’angoisse de vivre. Mettre ses pas dans l’ombre de ceux de la veille semblait un moyen de recommencer les choses de peur qu’elles ne dévient ou ne cèdent. Répéter et répéter servait assurément à éloigner l’imprévu de la mort. Faire ce qu’il y avait à faire dans les pas de ce qui avait été fait était un moyen pour ne rien oublier et pour tout oublier. Ces répétitions semblaient l’apaiser. Son visage se chiffonnait un instant en se demandant ce qu’il devait faire, puis la routine de la répétition semblait venir prendre le pli pour répondre à ses angoisses. Mécaniquement, à heures fixes et précises, il refaisait ce qu’il avait fait la veille, l’avant-veille, et tous les jours d’avant. Ca semblait être comme un moyen d’étayer le temps, de lui opposer sa dernière résistance à lui.

Je me demandais forcément quand est-ce que, comme lui, trouverai-je le temps trop lourd à porter ? Quand est-ce que je construirai ce rempart d’habitude pour défaire la mort ? Je me demandai surtout, saisi d’inquiétude, si cela n’avait pas déjà commencé ?

Mourir

La mort m’a toujours terrorisé. La perspective de mourrir me pétrifie. Imaginer que cela s’arrête, passer d’être à ne plus être… Et pourtant, pourtant, je ne fais rien de mon existence. A mesure que je vieillis, j’ai même l’impression qu’elle ne me sert plus à rien, cette vie. Je ne sais plus pourquoi je la vis, d’ailleurs. Je ne sais plus à quoi elle sert. Comme si, à mesure que l’on vieillissait, c’était la vie plus que moi qui perdait pied, sens. Je regarde mon passé pour essayer de distinguer ce que j’ai accompli, et rien ne trouve vraiment grâce à mes yeux. Mon existence me semble un grand vide. Un trou béant que rien n’a animé. Penser le monde n’a été qu’un refuge… qui n’a rien concrétisé. J’ai diverti quelques rares contemporains. C’est certainement le talent que nous partageons le mieux.

Nothing

J’ai regardé un film sans le regarder. J’ai passé le temps sans le voir passer. J’ai lu un livre sans m’en souvenir. J’ai surtout passé mon existence à la meubler. J’ai tenté de chercher des mots sans les trouver. J’ai voulu être et je n’ai rien été. Se réaliser est finalement la chose la plus difficile qui soit. C’est la plupart du temps une déception.

Les taches

La maison de ma mère a toujours été étincelante, comme si elle avait toujours passé tout son temps à la nettoyer, la briquer, la savonner, la cureter, l’aspirer, la balayer, l’éponger… Et puis petit à petit les choses sont devenues moins nettes. On trouvait des traces d’éclaboussures de nourriture sur les carreaux de la cuisine ou sur les plaques de cuisson. On trouvait de la vaisselle rangée tachée. Les vitres restaient sales, pas seulement dans l’épaisseur du double vitrage.

Ca c’était dégradé petit à petit… Mais on voyait bien que les accidents et maladies de ces dernières années avaient eu des effets. Le niveau de saleté de la maison en était l’indicateur. Il y avait eu sa lombalgie, son cancer du sein, son nerf de l’épaule brisé, et son laser pour les yeux. Des petits maux pris séparément, mais qui s’étaient accumulés d’années en années. Qui avaient fait naître une fatigue nouvelle. Des douleurs. Un lourd handicap dans le bras droit. Des tremblements incontinents. Le laser lui avait redonné la vue de ses 20 ans chantait-elle, mais c’était mal mesurer que très vite ensuite, sa vue s’était dégradée. Elle reconnaissait elle-même ne plus voir les traits des gens à côté d’elle. Elle avait renoncé au téléphone mobile, comme elle avait renoncé, bien des années plus tôt au tricot ou aux Sudoku. Peu à peu, elle avait arrêté de prendre sa voiture, après avoir accumulé quelques accros. Elle avait « préféré ne pas », plutôt que de « tenter le diable ».

En faisant la vaisselle avec elle, je me rendais compte que ma mère cachait sa difficulté à accomplir son ouvrage. Elle parlait et souriait pour que je ne vois pas qu’elle même n’y voyait goutte. Elle nettoyait les choses pourtant avec toujours autant d’application, mais plus par mémoire des mouvements que de longues années de ménage lui avaient enseigné. Elle frottait les casseroles en faisant plusieurs tours, en tentant d’être attentive, elle les passait sous l’eau en les caressant pour sentir sous ses doigts ce qui y accrochait encore. Les casseroles qu’elle posait sur l’évier précautionneusement ne seraient jamais arriver ainsi jusque là quelques années plus tôt.

J’avais beau répéter à mon père qu’il faudrait peut-être désormais trouver quelqu’un pour aider, l’un comme l’autre s’en offusquaient à grand cris. Ma mère n’aurait jamais voulu d’une inconnue dans sa cuisine. Sans compter qu’elle ne voyait pas en fait ce qui n’allait plus. Mon père aussi ne voulait pas reconnaître ce que cela impliquait. Lui non plus ne voyait pas le lent débordement qui avait court. Il préférait finalement fermer les yeux. Faire avec, par défaut, plutôt que de faire autrement, sans savoir comment.

Quand ma mère disparaissait, je revenais à la cuisine. Je passais désormais l’éponge derrière elle, elle qui l’avait si souvent passé derrière moi.

Désapprendre à respirer

Fumer est à la fois une astreinte et un dérivatif. C’est un lent apprentissage comportemental qui consiste à désapprendre à respirer, c’est—à-dire à chercher à s’étouffer.

Fumer c’est croire s’oublier.

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Longtemps, fumer a semblé un moyen de mieux respirer. Une façon d’être conscient de soi, comme si entretenir sa propre mort était un moyen pour rester conscient de sa finitude. Aussi contradictoire que cela puisse être, fumer était un moyen de rester vivant.

Un jour on se rend compte pourtant que passer ces années à fumer a transformé quelque chose. Respirer semble être devenu impossible. Comme si on ne savait plus faire. Comme si nous avions finalement, peu à peu, désappris à vivre.

Ne t’inquiètes pas

Nous voudrions toujours que nos proches ne s’inquiètent pas. Nous voudrions toujours les préserver de ce qui pourrait advenir. Mais peut-on souhaiter pire que de protéger les siens de l’avenir ?

Je ne veux te protéger de rien. Mieux vaut vivre, même le pire que de ne rien vivre.

Refaire sa vie

On ne refait pas sa vie parce que nul ne retourne le temps. On n’en fait même pas une autre quand on en interrompt le cours. Au mieux, on la prolonge différemment, on tente de lui donner une autre inclinaison. La plupart du temps, ça ne marche pas très bien. On ne parvient qu’à continuer sa vie, qu’à continuer à la caricaturer, rendant ses habitudes toujours plus grossières et gauches, qu’elles en deviennent pour les autres des défauts pesants puis peu à peu… insoutenables.

On s’émerveille de faire les choses lorsqu’on les fait pour la première fois. On s’habitue à les faire jusqu’à se déformer à les re-faire. On se caricature à se convaincre qu’on ne sait plus faire autrement que la manière dont on a déjà fait et refait. On rabâche sur la manière dont on faisait les choses qu’on ne sait plus faire, jusqu’à être convaincu qu’il n’y a jamais eu d’autre façon de faire que la manière dont on faisait. On est né à la curiosité et on meurt dans les convictions.

Boire

L’alcool est un projet, une mécanique, dont la mise en oeuvre déroule toujours la promesse d’un fonctionnement sans faille. C’est un plan qui ne déçoit jamais, qui propose à la fois accélération des sens et détachement de soi. Qui nous assure à la fois d’être plus et moins conscient, qui promet oubli et soulagement. Qui permet de déposer un moment le fardeau d’être soi.

Boire est d’abord une promesse de soulagement. Son plaisir s’annonce bien avant de commencer, comme une excitation. A se demander si la fausse fatigue qui précède le besoin de soulagement qu’on en attend, n’est pas un moyen d’en accélérer le recours. Boire promet de nous aider à lever le pesant fardeau de la vie qui s’abat chaque jour un peu plus sur nos épaules, quand vient la fin de journée… C’est ce poids que l’alcool promet d’alléger. A moins qu’il promette de mieux le faire pénétrer dans chacun des pores de notre peau, comme un baume bienfaisant et réparateur. Le plaisir de boire s’annonce bien avant de boire.

Se lever

La première fois où se relever est un effort, nous n’y prenons pas garde. C’est souvent la conséquence d’une épreuve de force qui a tétanisé nos lombaires, nos cuisses, nos mollets, nos épaules… On s’amuse même d’avoir tant forcé, d’avoir été si fort et donc si vivant.

Les fois suivantes sont tout aussi insidieuses, éphémères. Elles semblent une suite logique au trop plein de vie qui nous a agité la veille.

Les années passent sans se rendre compte que ces douleurs se font plus fréquentes. Et puis un jour, on se rend compte que se lever est toujours douloureux. Qu’on ne sait plus se lever autrement qu’en roulant sur le côté, qu’en pivotant sur l’axe des fesses. Qu’on ne sait plus s’asseoir sur son lit sans avoir un instant le souffle coupé. Le poids et l’âge ont modifié notre axe de gravité. Nous avons basculé, comme toujours plus attiré par le sol.

On se réveil un matin en se rendant compte que quelque chose a à tout jamais changé. On essaye de bondir, pour se mettre au défi d’y arriver encore. De sauter de la position allongée à assise, de cabrioler comme le font les enfants en s’ébattant sur leurs lits. Et on se rend compte alors combien tout cela est devenu impossible. On en reste soi-même à demi surpris, un peu abasourdi. Sans comprendre vraiment ce qui a pu se passer.