Comment les travailleurs peuvent-ils lutter contre l’extension de la surveillance ?

Plus qu’un blog, le Law and Political Economy (LPE) Project de l’école de droit de Yale tient surtout d’un réseau de chercheurs pour réfléchir aux transformations de l’économie politique en cours. On y parle donc, aussi, beaucoup de numérique. 

Récemment, le site a lancé une réflexion (un “symposium en ligne”) sur la surveillance des travailleurs et la résistance collective. La numérisation de toutes les activités de travail a profondément développé la surveillance des travailleurs. Les employeurs multiplient et complexifient les systèmes pour extraire des données sur ceux qui travaillent pour eux, jusqu’à les poursuivre où qu’ils se trouvent. Non seulement ces systèmes menacent la vie privée des travailleurs, mais bien souvent ils entravent leurs capacités à s’organiser collectivement, notamment quand les entreprises utilisent des outils d’analyse de données pour repérer et étouffer l’action collective (dans une inventivité de techniques un peu sans limites, notamment dans chez les Gafams ou dans nombre de startups où les partis pris antisyndicaux sont particulièrement virulents). Pour l’étudiante en droit Ann Sarnak qui coordonne le dossier, cette tendance pose quelques questions de fond : “Comment la loi facilite-t-elle actuellement, voire encourage-t-elle, la surveillance par les employeurs ? Dans quelle mesure la surveillance érode-t-elle précisément la dignité et le bien-être des travailleurs et sape-t-elle leur sens de la solidarité ? Quelles stratégies légales et non légales sont les mieux adaptées pour lutter contre les méfaits individuels et collectifs de la surveillance invasive au travail ? Et comment ces stratégies pourraient-elles également réduire la domination des employeurs et leur pouvoir structurel sur la vie des travailleurs ?”

De l’interopérabilité de la surveillance

Pour répondre à ces questions, le blog a recueilli plusieurs contributions de chercheurs. La sociologue Karen Levy (@karen_ec_levy, dont on a récemment rendu compte en détail de son livre, Data Driven), rappelle dans son intervention que les autorités de régulation du transport, en imposant des outils de contrôle, ont surtout renforcé les capacités de surveillance des entreprises. Un peu comme si le gouvernement avait imposé à chaque travailleur d’avoir un smartphone et que chaque entreprise avait le droit de consulter ce que les travailleurs font avec. Les autorités favorisent l’extension de la surveillance, explique la chercheuse qui parle “d’interopérabilité de la surveillance” en montrant la comptabilité des différentes formes de surveillance, leur extension, leur intensification et surtout leur élargissement, puisque la capture de nouvelles données alimente de nouveaux observateurs qui profitent de ces captures et accès. Les seuls qui n’en profitent pas vraiment, ce sont les employés, pris en tenaille par de nouvelles injonctions sous les objectifs multiples et contradictoires de tous ceux qui ont accès à ces données. Les surveillances “gouvernementales, patronales et commerciales” se superposent pour créer de nouvelles rigidités au travail. Le problème est que cette conjonction d’objectifs complémentaires laisse peu d’espace aux travailleurs pour résister à ces pressions concomitantes, pour résister à “un régime de surveillance supérieur à la somme de ses parties”. Pour Karen Levy, nous devrions oeuvrer à “dégrouper les technologies connexes”…  sans qu’elle n’explique très bien ce qu’elle entend pas là. On entend surtout que face à une surveillance omniprésente, il est très difficile de trouver les modalités concrètes pour leur imposer des limites. 

Le numérique rend la lutte collective plus difficile
La spécialiste de l’économie des plateformes, Sarrah Kassem (@kassemsarrah), auteure de Work and Alienation in the Platform Economy: Amazon and the Power of Organization, livre une réflexion sur la surveillance dans le travail des plateformes. Pour elle, nous devons nous intéresser à la nature des plateformes et comment elles organisent le travail ainsi qu’à la nature du travail, c’est-à-dire son statut et comment il est rémunéré. Pour cela, la chercheuse a livré une analyse comparative du travail dans les entrepôts d’Amazon où les salariés sont payés en salaire horaire fixe et du travail sur MTurk, la plateforme de travail externalisée d’Amazon, où les travailleurs sont payés à la micro-tâche. Dans les entrepôts, les travailleurs travaillent sous des conditions tayloriennes. Ils sont surveillés à la fois numériquement et physiquement sous un “régime de productivité algorithmique” qui nécessite de respecter les taux d’“unités par heure” (UPH). “Celles-ci diffèrent en fonction de la tâche assignée et du volume de commandes du quart de travail à venir. Ainsi, bien que les travailleurs soient payés à l’heure, ils sont évalués en fonction de leur travail à la pièce.” La résistance y est très limitée, puisque si les cadences imposées par les tâches et les volumes, ne sont pas respectées, c’est leur performance qui est dégradée et la prolongation de leur contrat qui est menacée. Reste que la présence physique des employés permet de construire des solidarités collectives, même si elles sont rendues difficiles du fait des différents contrats qui s’y rencontrent (fixes, intérimaires, sous-traitants… et des horaires fluctuants). Néanmoins et malgré les tactiques antisyndicales d’Amazon, ils peuvent participer à des débrayages, des grèves… Des formes de résistances traditionnelles y sont encore possibles. 

Dans MTurk, les travailleurs des chaînes de production numériques hyper-taylorisées produisent des “tâches d’intelligence humaine” (HIT), selon des modalités de revenus à la tâche, qui ne sont ni garanties ni stables, et varient selon la nature de la tâche de quelques centimes à plusieurs dollars. Ils ne sont pas salariés, mais indépendants, et donc sans avantages sociaux, sans assurance ni salaire garanti. La surveillance technologique repose sur la mesure du temps exact pour accomplir la tâche et l’approbation de l’employeur, qui affecte la possibilité d’accéder à d’autres tâches. La nature précaire du travail et l’absence de relation avec les autres travailleurs empêche les formes d’organisations collectives. Le système est imperturbable, les travailleurs sont interchangeables. Des espaces alternatifs pour créer des formes de solidarités et de lutte ont néanmoins émergé en dehors de ces ateliers numériques. Pour Sarrah Kassem, la surveillance assistée par la technologie est devenue intrinsèque et indissociable du travail et rend les formes d’organisation collectives plus difficiles. 

Dans l’hyper-taylorisme : la surveillance modifie les conditions d’emploi
Le chercheur Reed Shaw (@reedshaw16) s’est lui aussi intéressé aux entrepôts d’Amazon et notamment pour comprendre pourquoi le taux de blessures dans les entrepôts d’Amazon était deux fois supérieur à la moyenne nationale. Avec la mesure du taux d’unité par heure, les machines d’Amazon surveillent la “tâche de temps libre”, c’est-à-dire le temps pendant lequel les travailleurs sont inactifs entre deux colis scannés. Ce taux invite à l’intensification du travail qui génère en réponse une augmentation du risque de blessure et d’accident. Pour Shaw, “le lien entre les pratiques de surveillance des travailleurs d’Amazon et ses taux élevés de blessures est clair” : c’est l’intensification que le taylorisme numérique produit le coupable. Le problème n’est pas tant de montrer que la surveillance a des effets sur la productivité, que de trouver les parades réglementaires effectives. 

L’un des principaux problèmes, estime Shaw, est que les entreprises qui surveillent et contrôlent le travail des travailleurs ne sont pas nécessairement celles avec lesquelles ils ont un contrat de travail. Nombre de livreurs d’Amazon, contrôlés par les dispositifs d’Amazon, ne sont pas des employés d’Amazon, mais des employés de prestataires externes et de sous-traitants. La difficulté consiste donc à déterminer les chaînes de responsabilité de cette intensification. C’est le cas également dans les magasins franchisés : McDonald n’est pas responsable des procédés qu’il met pourtant en place chez ses franchisés. C’est bien sûr encore plus le cas quand les employés n’en sont pas, comme c’est le cas des indépendants des firmes de livraisons et de voiturage. Autre problème, les systèmes de mesures ne s’adaptent pas à certains types d’employés, comme les femmes enceintes ou les travailleurs handicapés, qui sont encore plus sévèrement punis par les systèmes qui évaluent les cadences sans aménagements. Pour Shaw, “la surveillance généralisée des employés devrait être considérée comme modifiant le contexte de l’emploi d’une manière qui menace un large éventail de lois et de protections du droit du travail”.

Pour rééquilibrer la relation de travail, il faut plus de droits sur les données
Pour le professeur de droit Matthew Bodie (@matthewbodie), co-auteur de Reconstructing the Corporation: From Shareholder Primacy to Shared Governance, la surveillance des employés procède d’une nouvelle collecte de données et propose une nouvelle création de valeur permettant aux employeurs de tirer une nouvelle valeur de la relation de travail, explique-t-il, sans qu’il n’y ait de recours ni de droits pour les travailleurs fournisseurs de données, ni de modalités pour exercer leur pouvoir collectifs sur ces données. L’évolution des outils de collecte de données dans le champ du travail modifie “la dynamique du pouvoir de la relation d’emploi”. Pour Bodie, la frontière traditionnelle entre les informations de travail et les informations personnelles, est en train de devenir totalement floue. Toutes sortes d’informations personnelles peuvent désormais être convoquées comme “pertinentes” pour évaluer la performance individuelle au travail : notre santé, nos relations avec nos collègues, nos opinions politiques, notre consommation de caféine, notre disposition au conflit… (sans que cette “pertinence” ne soit jamais évaluée, comme le soulignaient les chercheurs Mona Sloane, Rumman Chowdhury et Emmanuel Moss dans un excellent article qui dénonçait la prétention à la connaissance des systèmes).  

La réponse instinctive à ce problème consisterait à renforcer la protection de la vie privée sur les lieux de travail, mais cette réponse ne convainc pas Bodie, notamment parce qu’il suffit d’un pseudo consentement imposé dans une relation de travail déséquilibrée pour vider ce renforcement de sa substance. “La relation aux données ne cesse de devenir de plus en plus déséquilibrée”, constate le chercheur. C’est par les données sur les chauffeurs et leurs clients que les entreprises de covoiturage fixent les prix et affectent les chauffeurs, sans que les conducteurs puissent avoir la main sur ce qui leur est soustrait. Bodie est pessimiste : désormais, “la relation de travail nécessite un flux de données trop important pour espérer ne jamais l’arrêter”. Selon lui, les travailleurs ont besoin de plus de droits sur leurs données et leur utilisation, à l’image de ceux que déploient le RGDP en Europe (comme le droit de limitation des finalités ou les droits d’opposition à certains types de prise de décision automatisée). 

Reste pourtant à trouver les modalités d’action collectives. Ici, Bodie dresse un comparatif avec l’hypersurveillance des athlètes de haut niveau, qui, malgré cette démultiplication d’information, gardent des droits sur leurs données voire des voix collectives pour négocier la portée de la collecte de données par les équipes. Les organisations syndicales devraient avoir la capacité pour négocier avec les employeurs l’accès aux données et leur partage – mais seulement 6% des employés du secteur privé sont syndiqués aux États-Unis. Les travailleurs sans représentation collective n’ont donc pas de pouvoir collectif sur la collecte. D’autres structures organisationnelles pourraient également faire levier, allant de l’actionnariat salarié aux coopératives de plateformes, en passant par la codétermination…  et invite à imaginer des “conseils de données” habilitées à examiner toute collecte ou utilisation de données des employés. “Nous devons donner aux travailleurs la possibilité d’avoir leur mot à dire dans la gestion des données et les droits sur les données qu’ils fournissent.” Oui ! Mais là encore la contribution ne trouve pas le levier de cette activation. 

La dernière contribution est celle de l’avocat Alvin Velazquez qui travaille pour une grande organisation syndicale internationale. Il rappelle lui aussi que la surveillance des employés n’a fait que se raffiner avec le numérique et notamment les employés les plus précaires. Désormais, les pointeuses sont des applications pour téléphones mobiles et elles ne mesurent pas seulement le temps de travail, contrôlent le travail réalisé et captent également la localisation en permanence. Ces objets posent des questions de surveillance invasive, en-dehors des heures et lieux de travail et de partage de données avec des acteurs tiers. Pour l’avocat, la preuve de la surveillance, c’est-à-dire l’accès aux données des employés, devrait être une preuve d’un lien de subordination, défend-il. 

Pour lui cependant, il est essentiel que les autorités renforcent la loi sur la protection de la vie privée et promulguent un droit des travailleurs sur les données qu’ils produisent au travail, à l’image du RGPD européen, regrettant cependant que la législation sur la protection de la vie privée se concentre sur la protection des consommateurs en oubliant les travailleurs. Pour l’instant, le manque d’accès aux données du travail par les travailleurs sape leur capacité à négocier pour améliorer leurs conditions de travail ou leur rémunération. 

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La surveillance a un impact direct sur l’employabilité et la rémunération au détriment des règles du droit du travail

On pourrait croire à lire ces billets, que le RGPD est l’alpha et l’omega de la solution. C’est oublier pourtant, comme le rappelle son intitulé complet, que celui-ci n’est pas qu’une protection vis-à-vis du traitement des données à caractère personnelles, mais qu’il organise également leur libre circulation, sous conditions.

Ce que ces billets disent assez imparfaitement, c’est ce que change cette surveillance, leurs impacts et les modalités de cet impact. Ce qui se joue dans le renforcement de la surveillance au travail est pourtant très fort au niveau RH et plus encore au niveau de la question salariale. Les données sont de plus en plus utilisées pour recruter, mais également pour produire des indicateurs de performances souvent problématiques sur de plus en plus d’employés, comme s’en émouvait un article du Washington Post prédisant l’arrivée du licenciement algorithmique. La surveillance a un impact direct sur l’employabilité et le recrutement et sur la rémunération. C’est ce qu’explique dans un autre billet du LPE Project la professeure de droit Veena Dubal (@veenadubal) paru quelques semaines plus tôt. Dans le monde des plateformes de livraison ou de transport, la rémunération n’est pas fixe. Elle est à la fois “imprévisible, variable et personnalisée”. En cas de forte demande par exemple, les prix des courses vont augmenter et les revenus des coursiers également. Mais il n’y a pas que cette tension entre l’offre et la demande qui explique les variations, et même quand c’est cette explication qui domine, les variations demeurent incohérentes. En fait, la rémunération algorithmique n’est pas du tout une forme applicative et parfaite du marché, comme elle voudrait nous le faire croire. Au contraire.

Les incohérences sont nombreuses, explique Dubal. Parfois vous pouvez obtenir une prime si vous acceptez un trajet supplémentaire, mais bien souvent cette prime n’est pas proposée à un collègue qui a le même historique de circulation. La modularité des incitations de ce type varie sans arrêt, sans que les travailleurs ne parviennent à comprendre leur logique. A l’inverse, vous pouvez attendre ce trajet et cette prime liée à un certain nombre de courses à accomplir, sans que l’algorithme ne vous donne de course, alors que d’autres conducteurs en obtiennent. Le problème, c’est que tout cela n’est pas une question de marché, de malchance ou de hasard, mais bien le résultat d’un calcul. La manipulation des données des conducteurs permet de leur faire croire que les variations de leurs rémunérations tient d’un Casino, expliquait dans Fortune Stephanie Vigil, conductrice pour DoorDash, qui rappelle par exemple que les pourboires que les clients donnent ne sont pas attribués directement à leurs livreurs, mais obscurcies par les plateformes pour que ceux-ci ne privilégient pas les courses avec pourboire. Pour elle, les conducteurs doivent récupérer l’accès à leurs données, comme le défend l’association DriverRights. Les bas salaires et les pourboires sont devenus la règle chez les plateformes de livraison de nourriture, rappelait Inayat Sabhikhi de One Faire Wage dans Points l’année dernière, rappelant qu’elles ont toutes pratiqué le vol de pourboires et que toutes les organisations réclament désormais la transparence sur ceux-ci, sans l’obtenir. 

Nous entrons dans l’ère de la discrimination salariale algorithmique qui ne permet ni de prédire ni de comprendre sa rémunération 

De plus en plus de travailleurs du transport et de la logistique sont confrontés à un salaire constamment fluctuant lié à la gestion algorithmique du travail, explique Dubal. “Dans le cadre de ces nouveaux régimes de rémunération, les travailleurs perçoivent des salaires différents – calculés à l’aide de formules opaques et en constante évolution reflétant l’emplacement, le comportement, la demande, l’offre et d’autres facteurs de chaque conducteur – pour un travail globalement similaire.” Le problème de ces situations, n’est pas seulement celui d’une rémunération variable basée sur la performance, mais la conjonction de cette variabilité avec une autre, celle de la répartition du travail basée non seulement sur le comportement des travailleurs, mais également sur d’autres critères liés eux à la profitabilité que le calcul opère pour l’entreprise entre tous les critères. Elle produit une “discrimination salariale algorithmique” (voir également son papier de recherche) qui permet aux entreprises de personnaliser et différencier les salaires d’une manière inconnue à ceux que ce calcul impacte, en les payant pour qu’ils se comportent de la manière dont l’entreprise le souhaite, à la limite de ce qu’ils sont disposés à accepter. L’asymétrie d’information laisse à l’entreprise toute latitude d’ajustement. Enfin, “la discrimination salariale algorithmique crée un marché du travail dans lequel des personnes qui effectuent le même travail, avec les mêmes compétences, pour la même entreprise, en même temps, peuvent percevoir une rémunération horaire différente”, le tout via un système obscur qui ne permet ni de prédire ni de comprendre sa rémunération. 

Pourtant, rappelle la chercheuse, les lois internationales du travail rappellent qu’à travail égal salaire égal, et que les entreprises ne peuvent pas introduire de règles nouvelles ou opaques pour obscurcir le calcul du salaire. “Si un mineur devait être payé en fonction de la quantité de charbon qu’il extrayait, la société minière ne pouvait pas peser le charbon après l’avoir fait passer à travers un tamis”. Or, les calculs algorithmiques ruinent les logiques d’équité, notamment parce que le salarié ne peut pas connaître les critères que l’entreprise a déterminé pour évaluer son travail ou le planifier, et que le calcul rend le salaire de chaque personne différent, même si le travail est le même au même moment, comme c’est le cas entre les conductrice et les conducteurs d’Uber : les femmes gagnant 7% de moins que les hommes. 

En plus de saper l’équité salariale, la rémunération algorithmique est sans cesse changeante, ce qui fait que des pratiques rémunératrices peuvent ne plus le devenir d’une manière qui semble aléatoire au travailleurs, alors qu’elles sont calculées. Les conducteurs parlent d’une “mécanique de casino”. Pour la chercheuse, le fait de reconnaître les coursiers comme des salariés ou de fixer des prix planchers pourraient améliorer les choses bien sûr. Mais la rémunération variable automatisée nécessite, elle, une réglementation supplémentaire. La contre-collecte de données (organisés par les travailleurs indépendants pour documenter les algorithmes auxquels ils n’ont pas accès, à l’image du Worker Info Exchange mis en place par les chauffeurs d’Uber) ou les appels à une plus grande transparence des calculs oeuvrent dans le bon sens, mais sont également insuffisants. La chercheuse invite à aller plus loin via une “abolition de l’extraction de données au travail”. L’extraction de données au travail n’est pas nécessaire à la gestion du travail, rappelle-t-elle en invitant à en finir avec le calcul algorithmique au travail. Radical ! 

Réguler le croisement de données

Pour ma part, il me semble que le problème ici tient du fait que nous sommes en train d’autoriser des croisements de données qui ne devraient pas l’être. A l’ère de l’Intelligence artificielle, les entreprises ont intégré l’idée que pour améliorer leurs calculs, elles devaient disposer de toujours plus de données et que de leurs croisements sortiront des indicateurs de performance nouveaux et optimaux. Mais on ne s’est jamais posé la question de savoir si certains croisements n’étaient pas souhaitables, voire contraires à l’esprit du droit du travail. Que se passe-t-il quand le calcul du salaire est corrélé au planning afin d’optimiser les deux, voire l’un plus que l’autre, comme le montrait récemment le scandale Orion à la SNCF, où les informations de planning sont corrélées avec le calcul de primes, pour les limiter. C’est typiquement ce que montre Veena Dubal quand elle souligne que la prime devient inaccessible à un chauffeur parce que son obtention vient en conflit avec l’objectif de réduction des coûts que programme également le système d’Uber. Pour ma part, il me semble qu’à l’heure où l’on promet de pouvoir croiser toutes les données les unes avec les autres, il est temps de se demander quelles données ne doivent pas être croisées entre elles. Pour poser la question des limites à la surveillance, il est nécessaire de regarder ce que produit l’interconnexion de ces données et de montrer qu’il y a des croisements de données, des calculs qui ne devraient pas être possibles. A l’heure où les entreprises partent du principe que toutes les données sont associables pour produire de meilleurs calculs et de meilleurs indicateurs, la piste qui n’est jamais évoquée dans cette libération des calculs, c’est la régulation de leurs croisements. Peut-être que certains croisements ne devraient pas être rendus possibles, parce qu’ils transforment profondément l’esprit de la loi qui régit le code du travail. En tout cas, à l’heure où tous les croisements de données sont autorisés, nous interroger sur ce qui ne devrait pas être corrélé est assurément un exercice qui pêche pas son absence.

Hubert Guillaud


PS : Cette perspective est incomplète. Il est nécessaire de trouver également des modalités pour limiter l’hypersurveillance (la proportionnalité est certainement un instrument à mobiliser pour modérer les redondances, même si on peut craindre qu’elle fonctionne assez mal, notamment parce qu’elle est toujours contextuelle…). On pourrait en tout cas interroger le nombre de surveillance mises en place, leurs types, leurs rôles, pour tenter de trouver les moyens de les limiter partout où elles se démultiplient d’une manière tragiquement redondantes, Il faudrait également trouver les modalités pour réguler l’intensification du cadencement. Une meilleure surveillance des taux de blessures et une meilleure prise en compte des accidents du travail (quels qu’en soient la nature) seraient certainement un premier pas, pour autant qu’on parvienne à en lever les dysfonctionnements actuels (voir notamment la riche série de Jules Thomas sur le Monde sur le sujet qui souligne combien la sous-déclaration des accidents du travail est un problème pour y remédier). On le sait, le numérique au travail produit une intensification inédite à laquelle il faudra bien, à un moment ou un autre, définir des limites.

MAJ du 21/07/2023 : signalons une intéressante discussion sur le site de l’AI Now Institute au sujet de l’impact des questions algorithmiques sur le travail, avec Veena Dubal, Zephyr Teachout et Zubin Soleimany. Zephyr Teachout (@zephyrteachout) rappelle notamment que “lorsque le pouvoir est centralisé, les données amplifient ce pouvoir” et que “l’obscurcissement fait partie de l’exercice du pouvoir lui-même”. La difficulté est de comprendre comment la surveillance des salariés agit sur eux, en réduisant leurs capacités d’action mais également en les traitant différemment, notamment au niveau de leurs salaires. Veena Dubal rappelle que la grande difficulté à laquelle les salariés font face, c’est que nul ne sait ce qu’il se passe dans certains secteurs, même les salariés ! Personne ne sait par exemple, comment les entreprises utilisent les logiciels de surveillance d’activité sur écran, comme ceux de surveillance de frappes.

5 thoughts on “Comment les travailleurs peuvent-ils lutter contre l’extension de la surveillance ?

  1. Sur la question des accidents du travail, signalons la publication récente du livre de Matthieu Lépine, L’hécatombe invisible – https://www.seuil.com/ouvrage/l-hecatombe-invisible-matthieu-lepine/9782021517385https://twitter.com/DuAccidenthttps://matthieulepine.wordpress.com -, qui rappelle que les morts au travail, en France, c’est environ 1000 personnes par an, soit 3 par jours. Si ces chiffres augmentent, c’est à la fois que la prévention recule et que les entreprises sont déresponsabilisées, du fait de sanctions très faibles. https://www.streetpress.com/sujet/1678357644-accidents-mort-travail-matthieu-lepine-recense-twitter-histoire-disparus-livre

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