Dans un livre lourd, épais et gris, en forme de pierre tombale, Julian Bleecker, Nick Foster, Fabien Girardin et Nicolas Nova signent The Manual of Design Fiction (Near Future Laboratory, 2022), une somme – superbe ! – qui hésite entre l’histoire et l’épitaphe du Design Fiction.

A ceux qui, comme moi, suivent depuis longtemps les travaux de ces designers/chercheurs/ingénieurs, comme à ceux qui ont suivi tout le parcours du Design Fiction, le livre n’apprendra rien (en 2006, déjà, sur InternetActu.net je parlais du “manifeste pour les objets connectés” de Julian Bleecker, et j’y ai très régulièrement évoqué Bleecker, Girardin ou Nova). Cette célébration du Design Fiction tient d’ailleurs plus d’une histoire, d’une rétrospective qui retrace ce que cette tendance à été, les débats que le Design Fiction a initié, évoque les travaux les plus remarquables qui ont rythmé son déploiement (surtout ceux du Near Future Laboratory – NFL – bien sûr, l’entreprise de conseil fondée par les 4 auteurs, vigie et représentant emblématique de la discipline), tout en pointant les enthousiasmes et les limites de cette forme d’innovation par le design.

Rappelons donc que le design fiction consiste à créer des prototypes plausibles pour mieux évoquer et interroger les conséquences de nos choix à venir. C’est une sorte d’objet prospectif (sans être une preuve de concept), un “un moyen de développer une compréhension plus profonde d’un monde en mutation”. Une proposition pour interroger le monde, à l’image de l’affiche pour drone perdu… qui rappelle que même dans la modernité, celle-ci continuera à dysfonctionner comme aujourd’hui.
Le design fiction est un moyen pour révéler les signaux faibles, défendent-ils. Le problème c’est que bien souvent nous ne voyons qu’une part des mutations en cours. Ceux qui ont été surpris de la crise Covid sont ceux qui n’ont pas su lire les signaux faibles, les signes précurseurs, avancent les quatre auteurs. En fait, dans certains lieux et champs disciplinaires, la question des zoonoses et de leurs impacts n’étaient pas des signaux faibles, mais des signaux d’alertes forts. L’échec de la prévision du Covid n’est pas tant liée au fait que les hommes ne savent pas faire des prédictions, mais au fait qu’on privilégie souvent certains indicateurs sur d’autres… que nos perspectives sont souvent biaisées. Les signaux faibles des uns sont souvent les signaux forts des autres. On ne voit que ce que l’on souhaite voir dans nos données, que ce que l’on souhaite qu’elles nous montrent. D’où les délires prédictivistes de certains qui se focalisent bien plus sur ce qu’ils croient que sur la diversité des possibles. Trop souvent, la prospective n’invite pas les bonnes personnes à sa table.
Le design fiction a pour mission de montrer ce qu’on ne voit pas au premier abord. Il consiste, comme disait l’auteur de SF (et grand complice de la bande du NFL) Bruce Sterling dans Objets bavards, l’avenir par l’objet à faire de la science-fiction avec des prototypes, pour tenter, par des objets, d’avoir le même impact que la SF a eu sur la production de connaissance. Et avec eux, à questionner, par l’humour, l’ironie et la satire, les promesses de la technique, comme pour la faire redescendre sur terre.
Dans une innovation plus modulaire, le design devient plus fonctionnel
Le futur est la plupart du temps produit dans des tableurs Excel, des slides, des rapports de tendance, des scénarios, selon des méthodes analytiques et linéaires qui peinent pourtant à rendre compte de la complexité et qui sont peu préhensibles par tout à chacun. C’est au croisement des données aujourd’hui qu’on cherche l’innovation, devenue plus modulaire, plus prévisible, et qu’il suffirait d’assembler pour la réaliser, expliquait récemment le Guardian. Dans cette panoplie d’outils prédictivistes, le design est bien convoqué. Nombre d’organisations en mobilisent désormais les méthodes. Mais ses résultats sont rendus productifs. Les prototypes produits via les techniques du Design Fiction deviennent des leviers pour la recherche, pour des études sur les utilisateurs, pour des stratégies de business ou de développement… Amazon utilise désormais dans ses processus d’innovation des méthodes de “working backwards“. Au début de n’importe quel process de définition de produit, les équipes commencent par écrire un communiqué de presse, une FAQ, comme si le produit était déjà lancé, puis travaillent à l’envers pour comprendre comment satisfaire les besoins des consommateurs que le produit cible. La méthode ne vise plus seulement à interroger le sens du monde : elle est devenue un moyen de le produire.
Bleecker, Nova, Girardin et Foster paraissent alors comme les derniers représentants d’une méthode vertueuse, généreuse, qui ne visait pas son instrumentalisation, mais souhaitait donner à lire autrement d’autres rapports au monde. Le design-fiction ne semble plusce producteur d’accessoires évocateurs, ces objets qui rendent les films de SF fascinant, comme l’interface gestuelle de Minority Report inspirée des travaux de John Underkoffler au MIT, ou le premier téléphone portable, dont l’inventeur, Martin Cooper, en 1973 a toujours dit s’être inspiré de Star Trek. Les productions du design fiction sont en passe de devenir des promesses, des prototypes, des produits… des projets de design ou d’arts informés par la science… comme les autres. Des outils pour chercher des solutions parmi d’autres. C’est en cela que le livre ressemble finalement à un tombeau, une dernière célébration enthousiaste d’un design fiction originel qui est certainement en train de disparaître, assimilé par les méthodes marketing, vidé de ses questionnements sociaux et politiques. Le Manuel semble finalement un appel pour revenir à un Design Fiction originel, avant qu’il ne disparaisse. Une célébration. L’indisciplinarité que les 4 chercheurs revendiquent, leur curiosité, leur approche éclectique… semble être à rebours du moment. A l’aube de la subversion de la créativité par l’IA et les outils génératifs, demain saura certainement parfaitement proposer de nouvelles gammes d’outils pour produire le futur. La différenciation que les 4 amis défendent, c’est d’un design fiction qui interroge et questionne plus qu’il ne solutionne, nous montre peut-être qu’à une époque où les réponses sont déjà là, formuler des questions semble être devenu un non enjeu. Peut-être parce que quand les réponses sont là, l’enjeu n’est pas d’améliorer les questions, mais de définir des limites.
Le Design Fiction que défendent les 4 auteurs en revisitant leurs parcours, leurs idées, leurs travaux…, refuse la célébration respectueuse des promesse de la tech, en observant ce qui n’est pas advenu, les bricolages, nos réappropriations à vivre avec le numérique (notamment l’ethnographie visuelle de Curious Rituals (2012) et de Mobile Ordinary Gestures (2016) qui nous invitaient à regarder comment nous nous étions adaptés à la prolifération du numérique jusque dans nos gestes quotidiens). Le futur plat a conquis le monde moderne. Comme ils le disent d’ailleurs : “La vérité est que le design thinking n’a pas significativement changé le monde des affaires – il a plutôt changé la place du design dans le monde des affaires, a mesure qu’il a graduellement adopté le langage, les priorités et les attitudes du monde de l’entreprise”. La banalité du futur nous a rattrapé. Il ne fonctionne ni plus ni mieux que le monde présent.
Le plus intéressant dans cette somme, c’est assurément un sentiment qui transparaît par petites touches, un doute, une interrogation lancinante… À quoi sert le design fiction ? Qu’a-t-il transformé ? C’est une réponse qui vient le long de petites remarques éparpillées dans l’ouvrage, comme un regret. Cette somme semble montrer que le futur du design fiction est déjà derrière lui, faute de n’avoir pas produit vraiment le futur.
Bien sûr, ce manuel reste avant tout un manuel et le cœur de l’ouvrage consiste surtout à faire son travail de manuel, c’est-à-dire aider ses lecteurs à organiser des ateliers de design fiction. On retrouve alors ici des exercices et méthodes proches des Exercices d’observations qu’a récemment publié Nicolas Nova. Et surtout des exemples de réalisations du quatuor. Mais quand on s’intéresse au mode d’emploi d’un système, c’est souvent parce qu’il est déjà en panne. C’est l’impression qu’il reste à cette lecture. On sera d’ailleurs surpris qu’il manque un chapitre sur le devenir du design fiction. On l’aura lu à travers les lignes, dans les doutes que ce livre à 4 voix fait souvent émerger. Le design fiction n’a pas changé le monde, il l’a fait émerger.
Reste que la méthode d’observation et de questionnement subsiste, c’est certainement grâce à ce travail synthétisé ici. Le TBD catalog (qui questionne l’internet des choses à l’heure de sa généralisation sous la forme d’un catalogue IKEA), le manuel de la voiture autonome ou les exercices d’observations demeurent des étapes importantes d’une compréhension de notre rapport à la technologie. Tous nous ont invités à nous interroger dans un monde qui ne souhaite pas vraiment s’interroger, c’est déjà un pas de côté essentiel. Le design fiction n’est transformateur que pour ceux qu’il implique. Il en est souvent ainsi. Est-ce qu’il transforme au-delà que de décaler notre regard sur le monde ? Non, et c’est bien dommage. Peut-être parce que finalement, il s’arrête à l’évocation. Bien souvent, il n’est qu’une image saisissante de plus que les gens saisissent comme une promesse, à l’image des innombrables demandes qu’à reçu l’équipe pour acheter des produits du TBD catalog. Il n’est qu’un conteneur de narrations visuelles provocantes. Certes, le manuel explique également comment le design fiction doit aider au débat, comment il peut produire des ajustements de la feuille de route d’une organisation, ou pour repenser une stratégie en s’extrayant des modélisations chiffrées, pour mieux saisir les risques et les impacts sociaux. Produit-il plus d’implication que d’applications ? Le livre rappelle que les solutions sont plus complexes qu’on ne les présente. Comme le dit Julian Bleecker, le design fonction n’est pas tant un outil pour résoudre des problèmes ou fournir des réponses, mais une “approche”. Un moyen de dépasser le fait de voir la technologie comme un simple outil. Une approche moins “déterministe” que les méthodologies très structurées de la prospective, conclut Nova, un “état d’esprit” qui vise à maintenir des perspectives ouvertes par rapport aux autres outils que mobilisent les organisations pour produire le futur. A l’heure où le futur doit être plus produit que critiqué, le design est rentré dans le rang. De spéculatif, il est devenu stratégique, opérationnel, pragmatique. C’est cette transformation que le livre célèbre. A regret.
Hubert Guillaud
A propos du livre de Julian Bleecker, Nick Foster, Fabien Girardin et Nicolas Nova, The Manual of Design Fiction, Near Future Laboratory, 2022.
Pour vous donner envie, je vous propose à la traduction un court extrait du livre qui tient plus d’un encadré que d’une articulation dans son déroulé.
4 pensées sur l’innovation

Nicolas : J’ai quelques problèmes avec le terme “innovation” – (1) C’est une notion vaguement définie. Correspond-il à l’invention de quelque chose de nouveau, comme un nouveau produit, un service, une technologie ou un changement social, comme de nouvelles façons de serrer la main à l’époque du COVID ? Ou est-ce lié à la diffusion d’une invention ? (2) Quelle que soit la définition, c’est comme si créer de la nouveauté était intrinsèquement bon, comme si de nouvelles choses, services ou technologies étaient toujours nécessaires dans tous les cas. (3) Une armée de pseudo-experts a émergé au cours des 20 dernières années autour de cette notion, avec des idées préconçues sur la façon de “modéliser l’innovation”, comment faire fonctionner la magie de l’innovation pour vous. Et c’est dingue, car la circulation des idées/produits n’est que partiellement prévisible.

Nick : Lorsque je travaillais chez Dyson à la fin des années 1990, l’entreprise s’est agrandie rapidement et nous avions besoin d’embaucher rapidement. Une usine de chips Walkers dans la région avait fermé ses portes, alors l’équipe de recrutement a recruté un groupe de responsables de la production et de l’ingénierie pour venir travailler chez Dyson. A l’époque j’essayais de réinventer le sèche-linge (longue histoire), et on m’a dit qu’un de ces nouveaux cadres rejoignait notre équipe en tant que chef de projet.
Lors de notre première rencontre, nous avons parlé des échéanciers. C’était une bonne conversation – elle était facile à vivre – mais à un moment donné, elle a demandé : “De combien de temps avez-vous besoin pour innover ?” Comme si je pouvais tout planifier ! Peut-être que cela avait du sens pour elle, venant d’un monde où l’innovation signifiait nouvelle “saveur de poulet barbecue”, mais c’est un bon exemple de la façon dont l’idée d’innovation frotte dans le mauvais sens. C’est devenu une phase de gestion des produits, une étape du processus de livraison. Il a été massivement dévalué en tant que terme. J’ai grandi en pensant que l’innovation concernait ces grandes percées, ces solutions orthogonales et ces approches véritablement nouvelles (la machine à vapeur ! le vaccin contre la polio ! le World Wide Web !). Au lieu de cela, c’est devenu “Que pouvons-nous faire pour donner l’impression que nous progressons en tant qu’entreprise, mais que cela corresponde toujours à notre gamme de produits pour l’année prochaine ?” C’est juste un autre mot pour “nouveau”, et il a perdu une grande partie de son “meilleur”.

Julian : Quand je pense à de grandes innovations, je pense au “Fosbury Flop” – la technique de saut en hauteur popularisée par Dick Fosbury dans les années 1960, qui consiste à approcher la barre dans un schéma incurvé puis à sauter sur le dos, l’effet de la rotation du corps aidant au dégagement. Jusque-là, les styles dominants étaient le rouleau costal et le coup de pied en ciseaux orienté vers l’avant, qui ont maintenant l’air ridiculement disgracieux. Après que Fosbury eut remporté la médaille d’or aux Jeux olympiques de 1968 à Mexico, le Fosbury est devenu la nouvelle norme pour les sauteurs en hauteur. Je suis fasciné par ce qui se passe à ce moment où nous voyons un changement aussi massif et soudain d’une normalité précédemment acceptée à quelque chose d’entièrement nouveau et inattendu, comme la fois où vous vous êtes demandé pour la première fois : “Qu’est-ce qui leur a pris si longtemps pour mettre des roues sur des bagages ?”
Malheureusement, “l’innovation”, telle qu’elle est le plus souvent comprise aujourd’hui, consiste davantage à s’appuyer sur un modèle existant du monde en tant que territoire riche en exploitation pour gagner plus d’argent ou acquérir et consolider plus de pouvoir. Les valeurs qui précèdent l’innovation sont obscurcies – les choses finissent par être hackées et exploitées pour gagner plus. L’innovation repose sur ces manières d’appréhender le sens du travail et la finalité des institutions, ce qu’est le “nouveau”, ce qui donne du sens à la nouveauté. Lorsque vous fonctionnez vraiment bien dans cette épistémologie et que vous trouvez une nouvelle façon de l’exploiter, vous êtes considérés comme innovant. Si vous essayez de changer ce qui a du sens et qui a un ensemble différent de valeurs ou d’éthique, cela est traité comme une rébellion ou un trouble-fête plutôt qu’un sens hygiénique de l’innovation.
Fabien : Comme “progrès” ou “transformation”, le terme innovation est perçu comme positif, alors que la réalité est plus complexe à l’image de la fascinante la notion de “théâtre de l’innovation” – (1) Il y a plein d’efforts pour créer des processus, des infrastructures, des écosystèmes, des méthodologies autour de “l’innovation” – incubateurs, accélérateurs, laboratoires, ateliers – qui ciblent principalement la résolution de problèmes actuels ou passés avec la technologie, un retour sur investissement rapide et un impact ou une échelle importants. (2) Toute œuvre qui n’a pas d'”impact commercial” ou de “résultat tangible” est du “théâtre”. Ou, comme on dirait dans les salles de conseil, “il faut faire bouger l’aiguille”, comme si toutes les découvertes étaient mesurables et que tout ce qui n’était pas “incroyable” ne valait pas la peine d’être poursuivi.
Pourtant, il existe de nombreux exemples de découvertes non basées sur les activités de base d’une organisation, mais motivées principalement par la curiosité. Comme la façon dont le World Wide Web a été inventé par un scientifique de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), Tim Berners-Lee, qui a commencé avec une vision d’un système d’information que les chercheurs du monde entier pourraient utiliser pour partager des données.