Dématérialiser pour mieux régner : dématérialisation et non-recours

Le 25 octobre 2022, le Mouton Numérique organisait une rencontre au Centre Picoulet à Paris autour de la question de la dématérialisation. 

Anne-Charlotte Oriol du Mouton numérique introduit la soirée pour rappeler que les mots masquent souvent leurs sens. La numérisation qui a lieu avec la dématérialisation de l’action publique se justifie toujours par la modernisation et la simplification. Pourtant, ses conséquences sur les personnes ne sont ni plus simples, ni plus modernes. La numérisation dans le champ de l’action sociale a d’abord des conséquences désastreuses. La modernisation et la simplification tiennent surtout d’écrans de fumées dont il faut comprendre les logiques et les finalités. 

De gauche à droite, Gabriel Amieux, Habib, Maud Barret Bertelloni et Anne-Charlotte Oriol du Mouton Numérique, Clara Deville. Photo Joelle Morel.

La sociologue Clara Deville a travaillé sur le l’accès au RSA en milieu rural, dans la région de Libourne, et la question de la dématérialisation. En 2012, alors qu’elle travaillait à sa thèse, a été publié le premier chiffrage par la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf) du non-recours aux droits, c’est-à-dire la première estimation de la différence entre une population éligible à un droit et ses bénéficiaires réels. D’un coup, le chiffre révélait une autre réalité du RSA, en montrant que 34% de la population éligible n’avait pas recours au RSA (pour le RSA socle, pour le RSA activité, le taux de non-recours était encore plus élevé, puisque estimé à 68%, des chiffres qui n’ont pas beaucoup bougés depuis). En 2012, pourtant, la dématérialisation de l’action sociale n’existe pas encore. On estime alors que numériser pour un public en difficulté n’est pas adapté, et que le chantier est d’autant plus compliqué qu’il nécessite de coordonner à la fois les CAF et les départements, qui sont les deux acteurs du RSA. Mais si la dématérialisation est d’abord écartée, la CAF, elle, est à la pointe sur le sujet. Voilà longtemps qu’elle utilise les outils numériques pour le travail de son administration, comme le raconte le sociologue Vincent Dubois dans son livre, Contrôler les assistés. La rationalisation budgétaire qui la touche l’a habitué à utiliser le numérique pour mieux traiter plus de bénéficiaires avec moins de personnels. En 2014, un rapport du SGMAP, creuse la question du non-recours qui est devenu un sujet politique. Ce rapport défini plusieurs types de “non-recourants” : ceux qui le font par choix, ceux qui sont traumatisés par les démarches ou encore, “les abandonnistes”… autant de définitions individualisantes qui semblent dire que le non-recours tient bien plus de la responsabilité des gens que de celle de l’Etat. Le non-recours a été individualisé et dépolitisé, estime Clara Deville : les usagers sont renvoyés à leur seule responsabilité… Reste que le mot d’ordre qui s’impose alors consiste à simplifier pour que les gens comprennent mieux. 

La réforme de la prime d’activité en 2015 va amener encore plus de gens aux portes des CAF, rendant la dématérialisation sencore plus nécessaire qu’elle n’était. Les deux objets, la dématérialisation et le non-recours vont alors très étrangement s’arrimer ensemble, alors que rien ne prédisposait à cela, notamment parce qu’on ne trouve nulle part aucune preuve d’amélioration des droits par la dématérialisation ! Mais comme les gouvernants pensent que le non-recours est un problème individuel et que la numérisation va améliorer l’information… 

Ce sont les CAF qui vont mettre en œuvre le RSA et traduire la réforme opérationnellement. Cela va avoir des impacts directs et immédiats. Dématérialiser, c’est d’abord très concrètement changer les modes d’accueil. A Libourne, terrain de thèse de Clara Deville, la sociologue voit les points d’accueils les plus ruraux, les plus éloignés, fermer. Il n’y a pas de rupture de service public, puisque le service est dématérialisé, se défendent les organismes sociaux ! Vers 2016, les CAF passent également au rendez-vous ! On ne peut plus se présenter à l’accueil sans rendez-vous. Il faut prendre rendez-vous par internet ou par téléphone (et pendant longtemps ce sera au tarif de 7 centimes la minute !). Les lieux d’accueil sont reconfigurés, sans plus aucune file d’attente. On y implante des espaces libres services qui servent aux usagers à fournir une estimation de droit nécessaire avant tout rendez-vous, qu’ils doivent remplir par eux-mêmes ce qui permet de réduire les coûts de traitements. Reste que tous les publics n’y arrivent pas. CAF et départements se renvoient la balle de l’accompagnement des usagers à l’accès au droit. Comme ni l’un ni l’autre n’en ont voulu, on l’a refilé aux “acteurs locaux”, c’est-à-dire aux centres sociaux et aux associations. Ce sont eux qui vont gérer l’accompagnement, sans toujours beaucoup d’aides pour cela. Très concrètement, conclut Anne-Charlotte, on voit que le numérique vient percuter l’accès au droit en créant une barrière à l’accès, celle des écrans. 

C’est le même constat que fait Gabriel Amieux qui coordonne les équipes bénévoles du Secours Catholique du 93 et du collectif “Bouge ta préfecture” (FB, Twitter). La dématérialisation est exclusive. Toutes les procédures d’accès au droit des étrangers sont dématérialisées. Mais pire encore, explique-t-il, impossible désormais d’avoir accès au droit sans passer par des associations ou des avocats. La dématérialisation est devenu un frein à la régularisation des sans papiers et à l’accès au droit. Et malgré les promesses de la mise en place de l’ANEF (l’Administration numérique pour les étrangers en France), un site qui concentre toutes les démarches, rien n’y est à jour. 

Il y a 7 à 8 ans, quand on faisait une demande de titre de séjour, on pouvait déposer un dossier physiquement en préfecture. Il fallait faire la queue très longtemps, mais on pouvait accéder au service sans rendez-vous. Peu à peu, les préfecture se sont fermées, avec la mise en place du rendez-vous obligatoire par internet. Le problème, c’est que la prise de rendez-vous est impossible du fait du système mis en place, comme l’a montré la Cimade avec son enquête, À guichets fermés. Entre 2018 et 2022, il n’y avait que deux solutions pour obtenir un rendez-vous pour un dépôt de titre de séjour en préfecture : l’acheter à des revendeurs sur internet pour 800 à 900 euros, revendeurs qui bookait les outils de rendez-vous des préfectures grâce à des robots, ou passer par un avocat pour contraindre les préfectures à proposer un rendez-vous après être passé au tribunal administratif et avoir fait la preuve que le prise de rendez-vous était impossible. Une magistrate qui s’en amusait disait que les tribunaux administratifs étaient devenus les Doctolib des préfectures – ou, comme le disait Le Monde, de transformer les juges en secrétaires de préfecture! Le Secours Catholique, la Cimade et d’autres associations ont lancé un contentieux systématique contre ce système. Mais c’est très long. Il faut constituer la preuve que la prise de rendez-vous est impossible : c’est-à-dire pendant 2 à 3 mois, documenter de captures d’écrans l’impossibilité d’en obtenir un par des démarches répétées. Passer devant le tribunal, attendre la réponse de la préfecture… En juin 2022, la préfecture donnait des rendez-vous pour juillet 2023 ! Le contentieux contre la dématérialisation exclusive a été entériné par le Conseil d’Etat, mais c’est encore aux associations d’apporter la preuve !

Désormais, c’est en train de changer. Les préfectures sont en train de s’adapter au processus démarches simplifiées. C’est encore compliqué parce qu’il faut un identifiant France Connect et un acte de naissance de moins de 6 mois, mais depuis l’avis du Conseil d’Etat, on obtient des rendez-vous. Reste que ça ne règle pas le problème. Le nombre de rendez-vous proposés chaque semaine n’arrive jamais à combler le retard et la demande. 

La folie de la démarche qui s’est mise en place, c’est Habib qui en parle mieux. Habib est sans papier. Il vit en France depuis 2007. Y travaille. Paye ses impôts. Est marié. A des enfants. Quand il a voulu régulariser sa situation, en 2019, il s’est retrouvé pendant des mois à tenter de prendre un rendez-vous sans jamais y parvenir. Alors il finit par faire son dossier avec le Secours catholique. En octobre 2021. Il vient d’avoir un rendez-vous. Il est pour dans un an et 3 jours ! 4 ans donc pour avoir un rendez-vous, on ne parle même pas d’obtenir un titre de séjour auquel, à la vue de son dossier, il devrait avoir largement droit ! 

Cet exemple, rappelle Gabriel Amieux est emblématique. Habib coche tous les critères pour être régularisé, mais n’a même pas accès à un rendez-vous. Pour obtenir un rendez-vous, il faut désormais produire autant de preuves que pour l’accès au droit ! 

Les conditions implicites de l’accès au droit demande des preuves qu’il faut produire et des compétences numériques qu’il faut mobiliser, alors qu’elles ne sont pas forcément très bien distribuées parmi les administrés. La charge de l’administration revient de plus en plus aux administrés. Pour Clara Deville, l’accès au RSA ressemble beaucoup à ce qu’on voit pour les titres de séjours. L’usager doit désormais fournir un travail conséquent pour obtenir un rendez-vous. Sur internet, il faut remplir une demande, fournir les pièces justificatives. Ce n’est facile que pour une certaine catégorie de population, les plus favorisés des demandeurs et les employés des CAF, peu payés, peu formés, qui se retrouvent ainsi à l’abri de la file d’attente physique et des tensions qu’elle générait. Ce confort, relatif, explique pourquoi le mythe de la dématérialisation s’enracine. Mais cela rend difficile le fait de montrer que la dématérialisation ne permet pas de lutter contre le non-recours.

On pense le non recours d’une manière très responsabilisante, individualisante, mais, comme le dit Bourdieu, c’est une pensée d’Etat. “Le non recours accompagne des démarches d’accès au droit qui reposeraient sur la décision”. On considère que le parcours d’accès au droit commence par une décision de l’administré à faire valoir un droit… Dans son travail de thèse, constate Clara Deville, ce moment de prise de décision dans le parcours d’accès des gens n’existe pas. Ce qui conduit les gens à se tourner vers l’Etat à un moment ou à un autre très inégalement réparti. Beaucoup vont avoir des expériences malheureuses avec l’Etat : de contrôle, de sanctions, de violence, de menace… Des expériences qui naissent dans d’autres parcours, des parcours scolaires ou de soins par exemple. Des expériences qui forgent des représentations notamment dans les classes populaires. Le long parcours de socialisation à l’Etat génère et cristallise les inégalités. Ceux qui accèdent au RSA rapidement restent des gens qui ont eu un rapport positif avec des institutions, qui ont pu se familiariser avec des fonctionnements bureaucratiques… “Se tourner vers l’Etat n’est pas la même chose pour tout le monde”. Il y a donc des trajectoires inégales et situées socialement. Prendre un rendez-vous est compliqué, notamment parce qu’il faut se déplacer. Cela suppose d’avoir accès à un ordinateur et une voiture, mais surtout se confronter à un espace qui fonctionne autrement, notamment socialement. Même quand on obtient un rdv à la CAF, c’est encore compliqué pour bien des administrés. Un rdv à la CAF est limité à 15 minutes : un logiciel chronomètre les agents et s’affiche sur leur écran durant l’entretien. Et la numérisation a aussi permis cela : un contrôle disciplinaire du travail pour assurer sa productivité. En arrivant à la CAF, il faut saisir son nom ou son numéro à une borne qui rejette les gens s’ils ont 7 minutes de retard, comme par exemple quand ils s’installent en attente sans savoir qu’il faut pointer à la borne d’abord. Savoir lire l’espace technique de la CAF nécessite des compétences que ceux qui ne le fréquentent pas non pas.    

Pour Gabriel Amieux, pour les sans papiers, l’Etat, bien souvent, c’est un écran et la police. Pour Habib, sans titre de séjour, le risque d’un contrôle d’identité est lancinant. Sur le terrain, constate Amieux, la dématérialisation produit surtout une inflation de procédures. Or, quand les personnes ont un titre de séjour qui expire, la CAF sait très bien couper les aides de manière automatisée et coordonnée. Pourtant, quand une personne reçoit un titre de séjour, les aides, elles, ne sont jamais affectées automatiquement. 

Clara Deville revient enfin sur le lien entre le vote et l’accès au droit. L’éloignement et la fermeture des infrastructures publiques, l’exclusion et les expériences malheureuses de l’accès au droit génèrent du ressentiment, créent une distance sociale et politique. Ces expériences entretiennent une mise en retrait des classes populaires vis-à-vis de la politique, qui a toujours été plus marquée qu’ailleurs. Or, les difficultés d’accès au droit coûte cher notamment du fait des coûts de soins qui sont reportés à plus tard, des loyers impayés… Le RSA ce n’est pas de la redistribution de richesses ou un truc communiste, c’est quelque chose de très capitaliste qui permet d’abord de maintenir les plus pauvres à flot pour qu’ils puissent continuer à travailler si besoin. La dégradation de l’accès au droit avec la dématérialisation rallonge la distance entre les classes populaires et la politique. 

La sociologue rappelle que d’autres pistes que la dématérialisation ont été évoquées dès 2012, comme l’automatisation de l’accès au droit ou le revenu universel d’activité. L’automatisation progresse un peu : pour l’accès au RSA, le calcul du revenu va être automatisé, mais pour l’instant, on n’envisage toujours pas de l’attribuer automatiquement, sans avoir à faire de demande. 

Pour Sébastien Manier, directeur du Centre social du Picoulet, de plus en plus, on est confronté à des gens qui n’ont plus d’interlocuteurs. Or, nombreux sont ceux qui cherchent des interlocuteurs pour ouvrir leurs droits. Mais dès qu’il y a une difficulté, on n’a plus accès aux services publics, on ne sait plus vers qui se tourner. Le centre social accueille des associations pour accompagner des usagers, par exemple pour constituer leurs dossiers de retraites… Mais là encore, la dématérialisation est en train de faire des ravages, comme le constatait récemment un collectif. L’aide aux usagers retombe sur des structures associatives qui sont bien souvent sans moyens pour aider. 

Dans le public, quelqu’un fait remarquer que cette question de l’accès au droit n’est jamais une question de délibération démocratique. “On est face à une politique publique qui n’a jamais eu de fondements démocratiques”. La question de la gestion de ces services est toujours technique, jamais ouverte au regard des usagers… 

En effet, prolonge Clara Deville. les Conventions d’objectifs et de gestion, qui sont les contrats qui lient l’Etat et la Cnaf, qui allouent les moyens données aux CNAF en contrepartie d’objectifs à atteindre, précisent des indicateurs de qualité de service auxquels doivent se conformer les CAF. Ces conventions d’objectifs poussent à la numérisation et en regard, les Cnaf produisent un indicateur, le seul sur l’accès au droit, qui est… le taux de dématérialisation des procédures ! La lutte contre le non-recours consiste donc uniquement en la dématérialisation. Ce qui entretient une illusion jusqu’aux agents de la CAF, qui pensent qu’ils luttent contre le non-recours puisqu’ils produisent des statistiques qui leurs montrent que la dématérialisation progresse ! 

Gabriel Amieux le confirme : la restriction des voies d’accès au titre de séjour n’a été voté nulle part ! Il n’est écrit nulle part qu’il faut des années de présence en France et des dizaines de fiche de paye pour avoir droit à un titre de séjour. Or, nous-mêmes, associations, nous trions les demandes des personnes que l’on accompagne selon la solidité et l’ancienneté de leurs dossiers. Ces règles non écrites deviennent totalement illisibles pour tous, que ce soit les personnes qui cherchent à obtenir un titre de séjour, les agents, les associations qui les accompagnent. Tous les gens qui devraient avoir accès à un titre de séjour ne peuvent donc pas l’obtenir. C’est un vrai problème démocratique. 

Si vous le souhaitez, vous pouvez écouter l’audio de la rencontre qui déploie ce que j’ai tenté de condenser ici. La prochaine rencontre organisée par le Mouton numérique aura lieu le 24 novembre et portera sur les conséquences de la numérisation sur le travail social et administratif. On s’y retrouve ! 

Hubert Guillaud

Nos comptes-rendu des séances du cycle “Dématérialiser pour mieux régner” du Mouton Numérique : 

Dématérialisation et non recours, 25 octobre 2022.
Ce que la dématérialisation fait au travail social, 24 novembre 2022. 
Le contrôle social automatisé dans la plus grande opacité, 19 janvier 2023.
A quoi servent les luttes contre la numérisation, 2 février 2023.
Dématérialisation, l’externalisation en question, 9 mars 2023

Bonus, Dans les machines à suspicion.

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10 thoughts on “Dématérialiser pour mieux régner : dématérialisation et non-recours

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