Impuissances critiques

Avec Techno-luttes, enquête sur ceux qui résistent à la technologie (Seuil, Reporterre, 2022), les journalistes Fabien Benoît (@fabienbenoit) et Nicolas Celnik (@nicolascelnik) signent un livre très clair et très accessible sur le mouvement technocritique jusqu’à ses plus récents développements. C’est une bonne entrée en matière pour ceux qui découvrent qu’il y a une critique voire une opposition au développement de la technique… Pour les autres, le livre sera peut-être un peu sans surprises.

Couverture du livre Technoluttes.

Les deux auteurs nous rappellent que nous n’avons pas d’usage raisonnable de la technique. Chaque pas que l’on fait vers une société plus technologique est définitif. En donnant la parole à nombre de militants et d’opposants, de la Quadrature du Net à L’Atelier Paysan, en passant par Écran Total, Faut pas pucer… à des acteurs comme à des penseurs de la critique technologique, ils nous confrontent à l’histoire d’une longue bataille culturelle, où toute désescalade face à la puissance technique semble impossible. Partout, la technologie soutient un modèle industriel, de l’élevage à la surveillance des administrés, dans une logique de gestion austéritaire et autoritaire qui se renouvelle à chaque couche technique et qui semble ne devoir jamais prendre fin. 

La contestation des technologies repose d’abord sur la confiscation des savoir-faire par la techno, estiment Benoît et Celnik. L’un de ses moteurs est la dénonciation de la déqualification et de l’intensification que les technos produisent. C’est une lutte “contre les changements sociaux qu’elles incarnent et renforcent” : le déploiement des technologies a toujours été un moteur des luttes sociales, rappellent-ils. 

L’autre moteur est la question écologique plus que la surpuissance technologique : que ce soit à cause du remplacement d’un matériel fonctionnel par un autre ou parce que le numérique a fini de montrer qu’il n’était pas un levier pour réduire notre empreinte sur le monde, bien au contraire. “Il y a désormais une conscience que quelque chose procède de l’excès”. La machine ne nous a pas libéré, malgré le “fantasme de délivrance” qu’elle incarne. Mais là encore, c’est surtout une lutte contre le changement du monde, contre le “monopole radical” (Illich) qu’impose partout la machine. La critique technologique est toujours prise dans un flux et reflux, dans des phases de contestations qui précèdent les recadrages modernisateurs, comme si la critique était toujours vouée à être défaite par plus de technologie. 

Reste qu’à mesure que la technique se radicalise en étendant partout sa puissance, en devenant un moyen sans plus aucune fin, sa contestation elle aussi se radicalise. Pas autant et pas avec la même puissance pourtant. Si l’animosité gagne du terrain, le front des luttes reste dispersé. Nous restons surtout face à “un microluddisme sans grands effets”, disais-je. Difficile de s’opposer au monde qui vient quand celui-ci repose sur l’argent tout puissant et la redondance technologique. 

Si Linky et la 5G sont à l’origine d’une démocratisation de la technocritique, Celnik et Benoît montrent que la sociologie des oppositions est complexe, plus hétérogène que jamais, tout en restant confinée à une poignée de mêmes acteurs. Plus que des technoluttes, Celnik et Benoît constatent surtout la généralisation des stratégies de fuite, des désertions, à la recherche d’une désescalade, comme si l’on ne pouvait plus vraiment échapper au monde que la technique a conquis. Quant au sabotage, si la répression est sévère pour être exemplaire, il reste limité, marginal, visant plus à attirer l’attention sur les limites du monde moderne qu’à réellement le détruire. Ouvrir les bouteilles de Roundup là où il est vendu ou dégonfler les pneus de SUV relèvent d’un micro-sabotage, d’actes de colère et de rage, d’impuissance, plus individuels que politiques. Face à la poussée technosolutionniste, la critique marque son désarroi et son asthénie, comme si nous n’étions pas capables finalement de mettre fin à ce monde, même à ses pires excès. Au final, on s’oppose aux objets (mis en visibilité, comme les panneaux publicitaires numériques, les antennes, les trottinettes…), sans parvenir à réguler le monde qu’ils incarnent et  représentent (le fléau d’une publicité numérique toujours plus omniprésente, les débits comme la mobilité sans limite…). Face aux monstres techniques, l’opposition semble désarmée, ne parvenant qu’à abattre des symboles physiques plus qu’à faire reculer la machination, sa prolifération, qui anime d’une manière sous-jacente les objets, comme s’il était finalement impossible de s’en prendre au réseau, aux données et aux traitements qui façonnent nos existences numériques comme réelles. 

Couverture du livre Internet et Libertés.

Début 2022, dans un numéro de la revue Réseaux, Olivier Alexandre, Jean-Samuel Beuscart (@jsbtweet) et Sébastien Broca livraient une très intéressante sociohistoire des critiques du numérique, revenant sur la critique du numérique depuis ces 30 dernières années.  Pour eux, elle se décompose en une critique libérale qui dénonce les entraves aux libertés fondamentales. Une critique sociale qui conteste les inégalités que le numérique renforce. Et une critique écologique qui semble désormais très en vue. Ces trois formes de contestations ne sont ni étanches, ni statiques, mais au contraire s’entremêlent, se rendent incompatibles ou convergent. Pourtant, la grande difficulté de la critique reste d’être dépossédée de ce qu’il se passe au cœur des objets, des réseaux, des traitements, des données. La “numérisation de la critique”, c’est-à-dire son incorporation dans des dispositifs techniques (comme les bloqueurs de pubs), “s’est parfois posée comme une stratégie alternative à l’action démocratique et aux tentatives pour obtenir des avancées légales ou réglementaires”. Elle aussi n’a pas réussi à proposer des échappatoires, autres que marginales, constatent-ils. Dans la conclusion d’Internet et Libertés, le livre que Mathieu Labonde, Lou Malhuret, Benoît Piédallu et Axel Simon consacrent à l’histoire de la Quadrature du Net (@laquadrature), ses membres font également le constat de la difficulté à “transformer des sujets d’experts en évidences culturelles”. Là encore, dans ce combat pour nos libertés numériques, on a l’impression d’une lutte impossible, où l’hydre qu’on tente d’abattre voit pousser de nouvelles têtes à mesure qu’on les coupe. C’est toute l’histoire de la Quadrature, une lutte continue pour que le numérique ne puisse être un prétexte à écraser nos libertés fondamentales.

De partout le constat demeure sombre : celle d’une impuissance de la critique, celle d’un combat sans fin où aucun droit n’est jamais acquis, où une victoire est vite défaite par les ajustements et transformations du monde auquel on s’oppose. C’est la réalité des luttes à armes inégales : elles ne se terminent jamais.

Hubert Guillaud

A propos des livres de Fabien Benoît et Nicolas Celnik, Techno-luttes, enquête sur ceux qui résistent à la technologie, Le Seuil, Reporterre, 2022, 222 pages, 12 euros, ainsi que celui de  Mathieu Labonde, Lou Malhuret, Benoît Piédallu et Axel Simon, Internet et Libertés, 15 ans de combats de la Quadrature du Net, Vuibert, 2022, 272 pages, 19,90 euros.

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