Changer d’infra pour changer de direction

L’année dernière, dans leur livre, La servitude électrique, Alain Gras et Gérard Dubey nous avaient déjà alertés sur la fusion en cours entre le macro-système technique électrique et numérique. Dans A bout de flux (divergences, 2022), l’historienne de l’architecture et des techniques, Fanny Lopez, prolonge cette réflexion, en nous invitant à trouver la voix d’un autre rapport à la technique, entre hypercapitalisme et effondrement. 

Ce qui crée de la valeur, aujourd’hui, c’est la circulation des données, rappelle-t-elle. Et ces données si circulantes sont pourtant conservées dans des enceintes encore plus sécurisées que ne l’étaient les banques : les data centers. En quelques années, ils se sont démultipliés (8200 bâtiments dans le monde, dominée par les USA, l’Allemagne, le Royaume-Uni puis la Chine. La France, 8e de ce classement mondial dispose de 295 data centers dont 250 en Ile-de-France). Les centres de données qui font fonctionner l’économie numérique sont la propriété de quelques acteurs majeurs (comme l’européen Interxion, dont le chiffre d’affaires est bien supérieur à celui d’Orange par exemple ou le leader mondial américain Digital Realty, avec lequel Interxion a récemment fusionné). Lopez explore la réalité bien matérielle des services numériques d’aujourd’hui… et notamment leur consommation électrique explosive (même si nombre de ces services sont à la pointe de l’efficience comme de la renouvelabilité…) comme leur expansion sans limite. Ces nouveaux centres de consommation électrique participent d’une charge nouvelle sur un réseau électrique à bout de souffle alors qu’il dépend lui-même de plus en plus du numérique pour fonctionner. Fanny Lopez décrit une industrie des centres de données hyperconcentrée (géographiquement comme économiquement, et qui, pour maintenir son niveau d’innovation et ses capacités de traitement, voit ses niveaux d’investissements s’envoler), en voie de saturation accélérée, bâtie sur les ruines des télécoms et le fantôme du service public, complètement privatisé. Elle décrit très bien la dépossession en cours, liée en grande partie à la concentration des investissements nécessaires pour réaliser ces infrastructures (Fanny Lopez parle d’un “âge post-service public”). Le réseau électrique est un emblème des macrosystèmes techniques : ces systèmes à grande échelle, qui se développent par la croissance, qui consomment d’importantes quantités d’énergie fossiles, sont particulièrement polluants, fonctionnent en réseau d’une manière complexe et opaque, et qui demeurent gérés de façons centralisés et en temps réel. Reste que l’informatique a transformé le réseau électrique, dans une fusion machinique, une forme de grande synergie productive en réseau, qui, comme le dit Günther Anders, transforme les machines elles-mêmes, où aucun appareil n’est plus une machine individuelle, mais un composant d’un système qui le dépasse. Un radiateur ou une ampoule ne sont plus un simple radiateur ou une ampoule, mais un composant du réseau auquel il doit se raccorder, participer, s’adapter, contribuer. Avec l’IA, la machine se règle à l’aide d’autres machines, comme si le réseau avait invisibilisé sa propre infrastructure, comme si le réseau s’était autonomisé. Nous voilà dans le continuum numérico-électrique qui semble fonctionner par lui-même, dans une dynamique productiviste et consumériste, sans qu’on réinterroge sa structure et ses faiblesses. 

Couverture du livre de Fanny Lopez

Or, le réseau électrique révèle ses faiblesses à mesure de sa croissance (et encore plus quand il souffre de pénurie et que le prix de la production d’énergie s’envole, comme c’est le cas actuellement). Il a du mal à répondre aux pics de consommation et à la démultiplication des raccordements qui renforcent les pics. Et on n’a pas vraiment de politique de régulation comme le montre le scénario de délestage tournant qui se profile pour l’hiver

Le numérique perturbe plus le réseau qu’il ne le fluidifie. Le raccordement de centres de données gourmands en énergie vient perturber les productions, via des acteurs qui privatisent le réseau et commencent à générer des conflits d’usages ou des formes de privatisation qui risquent d’être encore plus compliqués en temps de pénurie. 

Fanny Lopez nous explique le fonctionnement du réseau électrique libéralisé. En France, 3 structures se partagent le réseau : la distribution (Enedis), le transport (RTE), la production (EDF), 3 acteurs qui semblent parfois plus en concurrence entre eux qu’en complémentarité. Les gros consommateurs que sont les centres de données se branchent surtout sur RTE, mettant en fragilité la distribution. La coordination spatiale et énergétique du réseau est mise à mal par des acteurs privés qui abusent d’infrastructures publiques que “les opérateurs n’ont pas les moyens réglementaires de réguler”.

Non seulement la régulation est défaillante, mais la sobriété est nulle part. L’avenir consiste à produire toujours plus d’électricité pour répondre à une consommation qui n’est jamais appelée à diminuer. “L’hégémonie technicienne repose sur la croissance et le renforcement du grand système technique électricité comme unique perspective”. Pour sortir de cette hégémonie, avance Fanny Lopez, nous devons changer le réseau, c’est-à-dire transformer sa structure pour rapprocher la production de la consommation. Mais si aux Etats-Unis, les microréseaux émergent timidement, ce n’est pas le cas en France, notamment parce que les opérateurs de l’électricité souhaitent garder la main et ne permettent les microproductions locales que comme réserves du réseau. En France, les projets de mutualisations, citoyens comme privés, tentent de s’insérer dans les zones grises de la réglementation. La production est partout sous tutelle. En fait, les restructurations possibles (technologiques, énergétiques, urbanistiques, économiques comme politiques) semblent surtout coincées dans un réseau doublement incapable d’évoluer, à la fois par manque d’ouverture politique comme économique. Plus encore, explique Lopez, le réseau tel qu’il est conçu, aménagé, opéré, n’est pas taillé pour une décentralisation ni pour intégrer, d’une manière suffisamment flexible, les alternatives intermittentes comme le solaire ou l’éolien. Le réseau de distribution n’est pas conçu pour accueillir facilement des unités de production décentralisées, mais est surtout taillé pour répartir et acheminer l’électricité. En fait, explique Lopez, les choix technico-politiques ne sont pas pris, alors qu’ils engagent les usages futurs. Dans tous les scénarios d’avenir, il est nécessaire de construire des infrastructures, de la faire croître dans une complexification qui impose sa numérisation, seule capable de piloter le système. Le numérique est devenu le processus de commande, de régulation, de modélisation, de flexibilisation… Le débat public se focalise sur les sources de production, jamais sur le système. C’est un peu comme si tout le monde pensait que l’architecture des réseaux n’était qu’une question de logistique, qui saura toujours s’adapter aux contraintes. Dans l’avenir du réseau, il n’y a pas de fermeture ni de déconstruction ni vraiment de transformation, il n’y a que croissance, entre abondance et pénurie. Pour les opérateurs, “il n’y a pas de problème de production d’électricité en France” ! Qu’importe si nous n’avons pas de ressource énergétique primaire suffisante, qu’importe si les réacteurs vieillissent, que les EPR soient à la traîne… Pourtant, transformer l’infrastructure ne consiste pas à changer de source d’énergie, ni à améliorer la maintenance, mais bien à “repenser le réseau dans son organisation structurelle pour de nouveaux lendemains techniciens”. Pour Castoriadis, “changer de société, c’est changer d’infrastructure”, rappelle Lopez. Nous n’en prenons pas le chemin, au contraire. La technique impose toujours son infra, la complexifie sans jamais vraiment la remettre en cause ou en dessiner des alternatives.

Pour remettre en cause le paradigme technicien, soutient Lopez nous devons augmenter l’autonomie, organiser l’intermittence, reconfigurer les machines, inverser la hiérarchie du système… Pour Lopez, la perspective autonomiste et ultra-localiste, à l’image de celle proposée par l’Institut Momentum dans son scénario Biorégion 2050, L’Ile-de-France après l’effondrement, où la demande devra s’adapter aux pénuries reposent sur un scénario qui confirme la disparition de toute puissance publique, plutôt que de chercher sa reconfiguration pour qu’il continue à assurer un service au plus grand nombre. Pour contrer ce scénario effondriste, nous devons alléger les réseaux estime Lopez, c’est-à-dire augmenter l’autonomie et organiser l’intermittence en facilitant d’autres modes de connexion et d’interconnexion. Réduire sa consommation, maximiser ses capacités productives et optimiser sa gestion devraient être un fondement de toute interconnexion à la maille énergétique, locale comme nationale. Le réseau devrait être capable de gérer ses excès comme ses pénuries, ses intermittences. Enfin, elle invite à inverser la hiérarchie historique du système électrique, c’est-à-dire à interroger quelles infrastructures garder et sous quelles formes de propriété. Pour elle, si je suis bien, cela signifie que les microréseaux pourraient devenir le système primaire et le grand réseau, le système secondaire… posant par là, à la suite d’Alexandre Monnin la question des communs négatifs comme celle de l’héritage et du démantèlement des infrastructures. Que voulons-nous garder du réseau électrique ? Pour quoi faire ? Comment faire pour que sa structure s’adapte aux transformations dont nous aurons besoin demain ? L’un des risques qui pointe pourtant est que ce démantèlement se fasse par défaut, sous la pression des moyens et creuse les inégalités : qu’on ferme ce qui n’a pas les moyens contre là où sont les moyens. Enfin, Lopez nous invite à tenir l’utopie de la diversité infrastructurelle, c’est-à-dire “Comment penser le global sans retomber dans le solutionnisme hégémonique, unidimensionnel, hors sol et sans monde ?” Comment tenir à la fois un service public et à la fois une diversité d’approches, les deux choses auxquelles nous risquons de renoncer, au risque de créer d’un côté des “ghettos énergétiques” et de l’autre des “territorialités premium” ! Elle nous invite, à la suite de Pierre Caye, à envisager la technique non plus comme accélération et intensification, mais comme mesure et limitation. L’enjeu, c’est de parvenir à ré-utopiser la grande échelle infrastructurelle tout en tenant la technique proche serait un défi de l’hypothèse redirectionniste. “L’image archétypale des petits moulins hydrauliques renvoie à une infrastructure désirable, un monde de forces habitables. Tous les ingrédients de l’imaginaire localiste sont là : la petite échelle, l’intégration à l’environnement, la localité des matériaux servant à l’édification, la possibilité d’habiter l’infrastructure. Pourtant la petite échelle ne suffit pas à garantir un idéal émancipateur et progressiste”. Un réseau, rappelle-t-elle, “permet simultanément la circulation et le contrôle, il signifie à la fois l’abondance et la dépendance, le lien et la surveillance”. Le forme et la réorganisation des flux posent devant nous d’immenses défis. Pour les relever nous devons faire un pas de côté. Nous attaquer à modifier les structures matérielles, les outils de régulation et de gouvernance. Pour le dire autrement, la redirection passe par la déprivatisation, la diversification des solutions et leur reterritorialisation sous la forme d’un retour de politiques publiques multiples et concrètes. C’est un constat et des solutions qui vont au-delà des infras matérielles d’ailleurs. Zuckermann ou Tarnoff font les mêmes. 

*

La force du livre de Lopez, c’est de tisser une vraie continuité entre la critique des systèmes techniques et les questions énergétiques actuelles, de relier la grande histoire d’une approche alternative de la technique à celle de la structuration du réseau électrique. Peut-on sortir d’une dépendance au sentier ? Peut-on construire des alternatives afin de ne pas faire comme on a toujours fait et remettre en cause le chemin technique emprunté ? La question traverse tout le champ de la technique. 

Pourtant, le sujet qu’elle évoque demeure – comme souvent avec les questions techniques – complexe, touffu, âpre. Dans les livres sur la technique, les enjeux restent difficiles à saisir pour qui n’est pas averti du sujet. La question technique est toujours engoncée dans sa complexité et difficile à faire saisir. De ce côté là, ce court essai tient plus d’une alarme que d’un ouvrage pédagogique.   

Hubert Guillaud

A propos du livre de Fanny Lopez, A bout de flux, Divergences, 2022, 144 pages, 14 euros. Voir aussi les bonnes feuilles sur Lundi Matin. Si vous avez une bonne heure devant vous, allez l’écouter discuter avec François Jarrige à la Manufacture des idées !

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