Dans 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil (La Découverte, 2014), Jonathan Crary nous rappelait que notre frénésie connectée, alimentée par un capitalisme attentionnel survitaminé, érodait non seulement nos existences, mais également les conditions même de l’action politique. Nous devons toujours être disponibles au capitalisme, expliquait-il en pointant particulièrement le rôle du numérique dans notre arrachement à nous-mêmes.

Dans son nouvel essai, Scorched Earth (Verso, 2022, non traduit), Crary continue son tableau apocalyptique des effets du capitalisme et particulièrement du numérique. “Le complexe internet,en tant que nouvelle modalité d’administration planétaire, est une part indispensable de la stratégie de défense pour maintenir le système, pour résister à la décolonisation et à la dé-occidentalisation”. L’âge numérique nécessite l’expansion des pratiques industrielles destructrices, jusqu’à l’extrême. Il perpétue le projet de domination capitaliste, dont nous vivons la phase terminale, celle de la terre brûlée, visant à “écorcher” tout ce qui y subsiste encore, étouffant tout espoir sous sa logique, comme l’illustre le terrible film de César Augusto Acevedo, La tierra y la sombra (qui montre comment la culture intensive de la canne à sucre détruit jusqu’à la possibilité même de vivre).
Notre futur technologique ne nous est plus présenté autrement que sous la forme d’une continuation sans fin des relations de pouvoir existantes, où le progrès est remplacé par le présentisme, où le temps lui-même est aboli par le temps réel, celui de l’instantanéité et de la disponibilité immédiate et continue. Tout l’enjeu désormais consiste à “neutraliser le futur avant qu’il n’arrive”, comme si le système s’immunisait désormais contre toutes transformations, radicales comme qualitatives. La pseudo-science de la futurologie a remplacé le futur. L’IA comme la robotique ou l’internet des objets ne nous promettent qu’une relégation de l’humain, vivant et travaillant à la périphérie du système technique. La 5G elle-même vise à privilégier les flots de données entre les objets plutôt que la communication entre les gens. Le Big Data et l’IA ne sont là que pour intensifier les inégalités et développer de nouvelles armes pour défendre le système.
La science elle-même a été essentialisée, mise au service de la technique, niant le projet émancipateur de la modernité. La méthode scientifique est devenue dépendante de la technologie. Comme le pointait Alfred North Whitehead, la plus grande invention du XIXe siècle a été l’invention de la méthode de l’invention. La science ne se définit pas tant par ses principes que par ses résultats, estime Crary, contrairement à la doxa qui veut que l’important en science soit la méthode. Elle est devenue un entrepôt d’idées prêtes à être utilisées. Elle promeut sa propre illusion : celle de nous sauver de ses accomplissements qui ont certainement été, pour beaucoup d’entre eux, plus calamiteux que bénéfiques ! En tout cas, Crary semble ne vouloir rien en garder !
Dans un monde totalement pétrifié, dédié à son ingénierie, fait d’environnements artificiels coupés des systèmes vivants, les espaces non marchands, non compétitifs, non finançables… sont de plus en plus marginalisés. Le capitalisme se produit sans nécessiter le moindre effort, pareille à une loterie, où le gagnant emporte tout, incompatible avec les normes minimales de justice ou de démocratie. La puissance et la richesse sont désormais tissées dans le complexe internet. Nous sommes sommés de vivre en ligne, là où nos espoirs et nos énergies sont inexorablement sapés, puisque nous ne pouvons y être autonomes. Les formes de vie sociales sont exclues, car inconciliables avec la rationalisation. “Les rencontres en face à face ne sont plus compatibles avec la vitesse et l’efficience financière exigée par les échanges en ligne”, dont on peut extraire des données pour alimenter le complexe. Nous sommes réduits à un modèle physiologique, où ce que nous touchons ou regardons est assimilé à ce que nous pensons. Nous voilà dans “un monde sans friction, synonyme d’absence de réflexion, de pensée ou de doutes”. Nous voici tracés en permanence, découragés d’errer comme découragés de nous perdre. Pour Crary, le problème n’est pas tant le contrôle que la perte de nos capacités, avance-t-il sans y apporter une grande démonstration (il me semble pour ma part que nos capacités ne sont pas perdues, elles sont surtout exploitées par d’autres)… donnant l’impression au final, qu’il adhère à la promesse des technologies qu’il dénonce, sans toujours voir combien cette promesse défaille à mesure qu’elle avance.
L’essai pamphlétaire de Crary se révèle parfaitement désabusé, certainement écorché, mais pas vraiment éclairant. On a l’impression, à mesure qu’on y pénètre, qu’il assène ses arguments plus qu’il ne démontre, sans vraiment livrer de concepts qui nous aiderait à y voir clair. Décevant.
Hubert Guillaud
A propos du livre de Jonathan Crary, Scorched Earth, beyond digital age to post-capitalist world, Verso, 2022, 138 pages.
J’ai lu l’intro du livre en ligne et cela m’a paru tellement pessimiste que je n’ai pas acheté le livre en papier. Visiblement tu confirmes ce que je pressentais. Crary n’a visiblement trouvé l’internet ni complexe, ni nuancé, ni émancipateur. Bien sûr il a raison sur le constat mais avons-nous besoin d’un énième pamphlet qui ne fait même pas la cartographie des alternatives ?
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