A lire l’enquête sociologique de Camille Dupuy et François Sarfati (@GouvPar_lemploi), Gouverner par l’emploi, une histoire de l’école 42, je suis resté un peu sur ma faim, notamment du fait du manque de quelques perspectives chiffrées (sur les profils d’entrée à l’école comme sur les sorties). L’étude est pourtant riche, référencée, apporte des perspectives, mais n’apprend pas grand chose à qui connait déjà un peu le fonctionnement des écoles du numérique.
Les deux sociologues se sont immergés à 42, cette école du code, privée mais gratuite, sans professeurs, lancée en 2013 par le milliardaire Xavier Niel. Ils racontent très bien les enjeux d’une formation au service de l’emploi et des entreprises, et comment son modèle d’innovation tient finalement du révélateur d’un projet politique libéral et d’un projet d’entreprise global (l’école n’est qu’une brique dans un vaste système Niel, qui va de l’incubation au fonds d’investissement). Mais plus que d’en éprouver les limites, les deux chercheurs en entérinent plutôt le succès (sans montrer hélas qui sont ceux que ce modèle met sur la touche, ceux qui n’y vont pas par exemple, que le modèle rejette ou qui quittent la piscine. Pas sûr en effet que cette implication marche pour tous !).

Certes, l’école ne forme pas que des décrocheurs comme elle le justifie (un bon tiers des élèves ont visiblement plutôt un bon parcours scolaire, sont déjà diplômés et viennent là pour apprendre autre chose et autrement). L’école rebelle de Xavier Niel s’est effectivement bien assagie, elle est d’ailleurs bien plus proche du pouvoir qu’elle ne le défie. Elle est effectivement un modèle où “le privé agit à la place du public pour mieux pousser ce dernier à agir pour servir les intérêts du marché”. 42 tient bien plus d’un acte de “militantisme patronal”, où la philanthropie (comme à son habitude) sert d’abord et surtout ses propres investissements.
Sarfati et Dupuy soulignent que les élèves de 42 intériorisent les fragilités de nos sociétés (certainement parce qu’ils en sont aussi le produit), mais n’est-ce pas le cas finalement de bien des autres ? Nombre d’écoles désormais fonctionnent sur l’engagement (un terme qui est aussi le moteur du marketing numérique, non sans raison), c’est-à-dire sur sa résistance à l’intensité de travail, mesuré sur l’implication dans des projets, sur le comportement, sur des ateliers et exercices où l’enjeu n’est pas de réussir, mais de s’impliquer en continu, où l’enjeu est d’apprendre à travailler jusqu’à épuisement, comme pour mieux intégrer la culture du travail devenue folle, rendre la critique comme le renoncement impossibles ! Mais n’est-ce pas devenu le cas de nombre d’écoles ? On aurait aimé que le cas 42 soit comparé à celui d’une école d’ingénieur ou d’informatique d’ailleurs. On découvrirait peut-être que les méthodes pédagogiques de 42 ne sont plus si spécifiques dans ce secteur (beaucoup ont adopté le mode projet, des contenus courts, l’auto-formation, les évaluations par les pairs, l’individualisation des parcours…, moins l’absence de professeurs peut-être, même s’ils ont tendance à devenir plutôt des coachs, moins la gamification et l’autonomie des apprentissages qui semblent encore assez spécifiques…), pas plus que ses méthodes de recrutement (nombre d’écoles d’informatique recherchent bien plus les fans de code que les seuls bons élèves), ni dans les sorties d’études (elles aussi préparent à la précarité du secteur, qui est pourtant certainement l’un des secteurs les moins précarisés qui soient et toutes ont des dispositifs d’accompagnement de sorties comme des réseaux d’alumnis…). Sarfati et Dupuy soulignent néanmoins très bien que l’aventure entrepreneuriale n’est possible qu’à ceux qui peuvent se permettre de prendre des risques, c’est-à-dire les plus dotés socialement… Les autres, ceux pour qui même la “gratuité ne suffit pas” (le logement et le financement de son temps à l’école est bien souvent un problème encore plus important à 42 que dans d’autres lieux d’enseignements, notamment du fait de l’implication totale que l’école demande à ses élèves), n’ont pas d’autre objectif qu’un emploi stable.
Au final, à lire cette histoire de l’école 42, on se rend compte que ses spécificités le sont peut-être bien moins qu’on le pensait. D’abord parce que son modèle d’apprentissage autonome puise bien sûr dans la riche histoire de “l’éducation nouvelle”… Mais surtout parce que ces formes d’apprentissages, tout comme le modèle 42, ont été très rapidement assimilés. En presque 10 ans, l’originalité de la Niel Academy n’est plus l’exception. La privatisation, la mise en concurrence généralisée de l’éducation, est passée par là. La piscine est devenue un modèle. 42 n’est plus en rupture avec l’ordre social, elle le fait advenir en transformant ses étudiants en entrepreneurs d’eux-mêmes, capables de s’adapter, d’accepter la discipline, de se rendre disponibles à la précarité… Autant de dispositions professionnelles, opérationnelles, où la critique, la disruption que prône l’école, est finalement réincorporée et assimilée pour faire accepter les règles, pour se mettre au service de l’emploi, entre convivialité festive et don de soi. Formation, travail et emploi sont désormais les tenants d’une même continuité et ne vise qu’à “rendre disponible” les individus au marché, à s’y conformer… Intégrer la norme de l’incertitude qui caractérise les projets comme le travail.
En même temps, on peut se demander si nulle école n’a jamais produit autre chose. Dans un temps de crise qui perdure, de la politique à l’éducation, gouverner par l’emploi semble être partout devenu la seule et unique règle quelles que soient les conséquences.
Hubert Guillaud
A propos du livre de Camille Dupuy, François Sarfati, Gouverner par l’emploi, une histoire de l’école 42, PUF, 2022, 240 pages.